Quel statut pouvons-nous donner à la textualité dans l'inconscient, et en particulier à la Lettre, dans le champ d'une anthropologie orientée par la psychanalyse lacanienne ?

 

Le problème peut-il se traiter topologiquement ?

 

 

 

 

 

 

 

 

Articles 2020-2023


 

 

 

 

 

 

 

 

Le sujet, l'être et l'identité

 

 

 

par Alain Cochet

 

 

 

 

 

La psychanalyste Chlotilde Leguil se pose la question de savoir si le sujet de l’inconscient peut aujourd’hui continuer de résonner dans un monde où la référence à l’identité semble avoir tout recouvert1. Pour elle, « s'intéresser aujourd'hui au sujet lacanien, c'est alors aussi s'en servir pour démontrer qu'on peut faire référence au sujet contre l'identité et que par conséquent la référence au sujet a des incidences éthiques et politiques ».

Il est vrai que les questions identitaires ont pris une importance croissante dans les discours contemporains, que ce soit dans le champ politique, institutionnel, étatique, religieux, ou encore celui de l 'appartenance à un sexe ou à un genre.

La psychanalyse n'a certes pas à ignorer ce que d'autres discours ont pu élaborer sur la notion d'identité. Comme s'exprime le psychanalyste Sidi Askofare 2: « Que la sociologie, l'ethnologie, l'anthropologie et aujourd'hui le « Journal » se soient emparé de l'identité pour substantialiser, essentialiser, « racialiser » et in fine naturaliser les cultures, les communautés et les appartenances ne justifie pas pour autant la récusation de cette notion. Derrière les errements et parfois la débilité des « sciences humaines », il y a souvent des questions fondamentales qu'elles ont hérité du champ de la pensée, philosophique notamment ».

On connaît le prix de la notion d'identité pour la philosophie, en tant qu'index des questions fondamentales concernant l'être, l'Un et le sujet. A la suite de Heidegger notamment, on s'accordera avec l'idée que ce que porte et transporte la notion d'identité n'est rien d'autre que la question de l'Être.

Certes, comme le précise Askofare, « cette question comporte plusieurs facettes et elle est susceptible de se décliner selon différents motifs et relations : être et différence (mêmeté, altérité, singularité, particularité, ressemblance, irréductibilité, etc.), être et avoir ( appartenance, appropriation, propriété, privation, etc.), être et devenir (statisme, immutabilité, changement, évolution, développement, histoire, altération, etc.), être et représentation (copie, imitation, figuration, reproduction, reflet, délégation, etc.) ».

De son côté, le sujet lacanien est sujet divisé, représenté par un signifiant pour un autre, et donc sans substance. De fait, il manque de tout ce qui est nécessaire pour donner support à une identité réelle. Il nous faut ici lever une ambiguïté quant à cette notion de sujet. Il existe une confusion constante dans la littérature psychanalytique entre un sujet conçu sur le modèle médical comme patient, le sujet du Moi d'Anna Freud qui l'envisage comme faisant des choix portant sur des motions pulsionnelles ou de personnalité, et le sujet divisé du fait de sa dépendance au Symbolique. Nous verrons qu'il y a une autre façon de l'envisager, mais cette fois sous l'angle d'une fonction-sujet.

 

S'il est vrai que l’expérience de la parole en analyse permet un questionnement sur l’être, elle conduit plutôt à une dissolution des identités. Comme l’énonce Jacques-Alain Miller, « il n’y a pas d’identité au niveau du sujet et de son dire »1. Pour Leguil : « Le « Je » de l’énonciation qui trouve à s’articuler dans l’analyse n’a rien de commun avec le moi de l’identité. C’est un « Je » qui confronte celui qui l’énonce à l’étrangeté de sa propre parole. Ce « Je » qui est aussi un « Autre » conduit celui qui parle à se détacher de ce qu’il croyait être. La psychanalyse rend ainsi possible une aventure subjective qui donne un destin nouveau aux identifications qu’on prenait pour des identités inaltérables »2.

Nous avancerons cependant que ce n'est pas parce qu'un processus de désidentification s'opère au cours d'une cure que la question de la course à l'identité se trouve réglée. Au terme du travail analytique, le sujet a en effet abandonné un certain nombre de supports identificatoires qui l'aliénaient, mais il ne peut faire autrement que de tisser de nouvelles identifications, par exemple aux membres du groupe de psychanalyse auquel il appartient.

C'est là dire que l'identité fait toujours défaut, qu'il existe un manque-à-être fondamental, et qu'il existe en nous un mécanisme de Pousse-à-être qui emprunte la voie des identifications. Nous faisons relever ce mécanisme d'une véritable pulsion, que nous qualifierons d' « ontologique » (Daseintriebe) au regard de la pulsion sexuelle qui a fait l'objet de la découverte freudienne. Le schéma structural et topologique est pourtant le même, mais dans le premier cas nous sommes sur le registre de l'Être, alors que dans le second nous sommes sur celui de l'Avoir (il faut entendre : l'avoir de l'objet). Certes, l'expression de « pousser à » peut davantage évoquer la Drang que la Trieb au sens freudien. On sait que c'est l'apanage paradoxal de la pulsion que de pousser vers une satisfaction liée à la possession de quelque chose de manquant, et qui soit en même temps de nature à éteindre ce mouvement pulsionnel. Lacan nous a souligné que cette possession n'a jamais lieu, et que la pulsion se contente de faire le tour de la Chose, de manière asymptotique.

Sur le registre de l'Être, la Daseintrieb ne fait pas le tour d'un objet inaccessible (l'objet a sur le plan du désir), mais celui d'une substance ontologique fondamentale, archaïque, qui a désigné l'être du sujet, et qui est maintenant inaccessible du fait du déploiement de la structure. Cette structure se manifeste sous la forme de l'appareil signifiant pour la pulsion sexuelle, et sous celle d'un appareil littéral pour la pulsion ontologique. Dit encore autrement, le désir et le pousse-à-être ont même fonction, celle de la Drang, de la poussée au sein de la mécanique pulsionnelle. Il y a donc deux entités perdues et inaccessibles qui fonctionnent comme attracteurs : l'objet a comme cause du désir et la marque a (appelons-la comme cela) comme cause de la recherche d'être et de l'enchaînement des identifications. Cette attraction concerne le registre de la jouissance, à la fois en deçà et au delà de celui du désir ou du pousse-à-être.

On voit que toute autre est l'approche contemporaine de la psychanalyse lacanienne qui ramène la question de l'identité au niveau du symptôme, comme production de ce qui ferait notre singularité dernière. Pour Miller en effet, le symptôme n'est rien d'autre que « l'identité la plus assurée » de quelqu'un 3. Dès lors pour Leguil : « Il s’agit donc à la fois de reconnaître le symptôme comme ce qui dérange, et de lui accorder une valeur de vérité sur l’être. Le symptôme est en même temps ce qu’il y a de plus singulier chez un être et ce qui vient brouiller le rapport de chacun à sa propre existence. Il fait donc voler en éclat toute croyance dans une identité déterminée, qui nous rendrait chacun transparent à nous-mêmes (idem)».

Par ailleurs, Lacan s'est intéressé très tôt dans son enseignement à la question de l'identité dans la psychose. Pour lui, la psychose ne se situe pas du côté de la perte des identités, ou du côté des identités en crise, mais du côté de ce qu'il appelle l’infatuation identitaire. En 1946, il définit ainsi la folie comme un risque qui « se mesure à l’attrait même des identifications où l’homme engage sa vérité et son être ». La folie serait-elle liée au fait de croire trop fermement à son être ? L'examen des variétés cliniques de la psychose nous montre pourtant que ce n'est pas toujours le cas. Dans la mélancolie par exemple, le sujet se plaint clairement d'un manque d'Être. D'autre part, l'on peut considérer que l'attrait exagéré pour les identifications relève de tentatives pour faire exister sur le plan imaginaire un Etant absent ou lacunaire. La clinique nous révèle ainsi qu'il est des organisations de psychose où il semble y avoir trop d'être, comme dans la mégalomanie paranoïaque par exemple. Nous venons d'évoquer l'Etant. Quel peut être le rapport entre cet étant et le sujet tel qu'on le conçoit en psychanalyse?

Suivons Leguil : « Il y a deux versants du sujet. Le premier est le sujet marqué par le signifiant, qui est aussi le sujet qui n’a pas d’identité préalable, qui est un manque-à-être. Ce sujet-là comble son manque-à-être en s’identifiant à certains traits de l’Autre. Le second est le sujet que Lacan définit comme un sujet de la jouissance, un sujet de la répétition inconsciente ». Il est vrai que l'Etant, à entendre comme le résultat de la façon dont nous nous sommes posé dans le monde, se constitue sur fond de manque-à-être, au regard d'une identité primaire perdue. Ce n'est pas le sujet qui est un manque-à-être, mais pour nous le sujet intervient dans la constitution de l'Etant, comme support d'une identité provisoire. Il y a donc un sujet à la course vers l'identité, de la même façon qu'il y a en a un dans la course vers l'objet qui cause le désir. L'Etant est donc le résultat, toujours provisoire, de la façon de se poser, mieux : de s'écrire, au regard du pôle de l'Être inatteignable.

Le recours aux philosophies d'Heidegger et de Sartre est ici incontournable. De fait, il n'y a pas coïncidence entre leurs conceptions du rapport entre l'être et l'étant.

L’existence chez Sartre est fondée sur une distinction claire de l’essentia (essence) et de l’existentia (existence), posée depuis l’antiquité grecque. Pour Sartre, l'existence précède l'essence car l’homme ne saurait se définir comme tel avant d’exister. L'homme existe d’abord, il vient au monde, se fait lui-même d’une certaine façon, et c’est après coup qu’il réalise son essence. L'existentialisme sartrien souligne la nécessité de l'action, c'est une doctrine d'action précise-t-il.

Pour Heidegger, les deux concepts sont indissociables, l’essence et l’existence se donnent comme deux éléments d’une seule et même réalité : à savoir l’Être qui se déploie dans l’Ek-sistence. Ce qui signifie que les caractères fondamentaux du Dasein sont en lui sous la forme de l’Ek-sistence impliquant le projet ek-statique. Ainsi donc le Dasein, que nous référons directement à l'Etant, plus qu’une simple réalité humaine, relève du registre de l'existence qui, s’actualisant en l’homme, lui permet dans le même temps d’assumer son essence en en prenant souci. Le Dasein révèle l’homme en son pouvoir-être le plus propre.

Se préoccupant originairement de l’Être, l’ontologie fondamentale de Heidegger ne saurait faire de l’homme le maître de l’Etant en général. Chez lui, c’est l’Être qui interpelle l’homme afin de l’amener à séjourner en « sa clairière hébergeante ». Autrement dit, c’est l’Être qui, parce qu’il est lui-même le fond sans fondement, fait advenir l’homme en sa vérité. La place de ce dernier est d’être le surveillant de l’Être. Nous pouvons alors dire que c’est parce que l’homme d’une certaine façon surveille l’Être, que l’Être peut veiller à ce que l’homme soit homme ; c’est parce que l’homme est le « gardien de l’Être », que l’Être en tant que « silence-gardé » peut assurer la sauvegarde de l’essence de l’homme.

L’Ek-sistence heideggérienne a pour visée essentielle la vérité de l’Être en laquelle elle désire faire habiter l’homme. L’Être qui se révèle dans l’Ek-sistence ne se confond nullement avec l'Etant tel qu’il se donne dans la sphère intra-mondaine. L’Être est essentiellement fond abyssal, un profond abîme. C'est ce que nous traduirons en terme d'Être toujours déjà perdu, intouchable, même s'il est possible de s'en approcher asymptotiquement. Il y a donc à penser à une castration de l'Être sur un mode identique à celui qui concerne l'objet du désir, mais sur un autre plan.

Par contre, nous ne saurions souscrire à l'assertion heideggerienne concernant les relations entre son ontologie et le champ de la parole qu'il met en avant. Lacan s'en est certes saisi, mais pas Derrida, qui a pris ses distances avec le maître allemand sur ce point. C'est pourtant la voie derridienne que nous retenons, celle de la primauté de l'écriture dans le champ ontologique. Pour nous, l'Être relève d'un trait primaire perdu que l'Etant ne cesse de vouloir restaurer en se constituant à partir de l'écriture de lettres identificatoires à l'intérieur d'une combinatoire. Ces lettres sont à entendre comme des versions du signifiant lacanien, plus précisément comme une face de celui-ci non orientée vers le sens, mais vers la marque et l'identité.

L'Etant n'est cependant pas le sujet. Nous dirons qu'il est structuralement identique au Moi Idéal sur le plan de l'Imaginaire. Il y a un sujet à l'Etant, tout comme au Moi Idéal. Le sujet n'a pas d'épaisseur en lui-même, mais il est à l'origine des phénomènes de répétition inconsciente, et a un rôle dans la mise en chaîne des éléments refoulés, qu'ils soient de nature langagière, littérale ou imaginaire. Après un certain nombre de tours de ces vecteurs inconscients, tout se passe comme s'il y avait un sujet qui organisait leur rotation, qui en réglait la topologie. Il semble qu'apparaisse ainsi un sujet à l'inconscient, au matériel inconscient, plutôt qu'un sujet de l'inconscient. Pour nous, ce n'est pas un sujet qui est à l’œuvre, mais une fonction-sujet au sein de l'appareil psychique, qui a pour mission essentielle de résorber les traumatismes et d'assurer la continuité de l'appareil symbolique.

Selon cette perspective, l'Etant devient l'équivalent d'un palimpseste, comme support d'écritures provisoires vouées à être remplacées par de nouvelles, indéfiniment. En quoi consistent ces écritures ? Elles résultent d'une succession d'actes d'inscription du sujet, actes qu'il faut entendre comme donnant lieu à des traits, des gravures, des incisions, des tracés ciselés, mais aussi des traces laissées par des pigments ou des colorants, des traces effectuées sur le sol (danse, agriculture, etc..), et enfin les lettres de transcription de sa langue parlée. Au sens large, tout travail humain donne lieu à des écritures : il s'agit toujours de disposer des objets selon certaines lois à l'intérieur d'un champ (on pense ici au laboureur et au boustrophédon) qui fait office de texte. Avec le développement des cultures humaines, et il en est de même que pour le développement de l'enfant, ces actes portent davantage sur des assemblages de traits à l'intérieur de dessins, puis dans l'écriture d'abord idéographique puis phonétique. L'Homme pose son existence avec ces actes de traçage. C'est au fond quelque chose de très évident que l'on ne voit généralement pas. On le repère peut-être davantage dans le tracé du nom du défunt sur la tombe, ce qui renvoie bien à un acte qui soutient l'identité devant la mort.

L'Etant se constitue ainsi progressivement, par recouvrement de traces successives. La structure d'oignon s'impose ici aussi comme modèle, à l'image de la constitution du Moi. Mais l'Etant n'est pas le Moi, il correspond à la façon dont le sujet se pose dans le monde symbolique en tant qu'il est aimanté par une marque première dont il ne cesse de faire le tour. Autre différence : il est composé de couches successives d'écriture et non d'images de l'autre.

Il existe à cet égard un autre palimpseste, qui a trait cette fois à la signifiance à l'intérieur du champ de langage individuel, et qui concerne donc l'inconscient. Nous n'hésitons pas à parler de l'existence d'un nœud de signification propre à chaque sujet, qui consiste en une superposition de sens successifs à partir d'un sens premier supposé perdu. Là aussi, on retrouve une structure d'oignon. La métaphore freudienne de l'ardoise magique est merveilleusement appropriée, davantage encore que celle du palimpseste, dans la mesure où quelque chose subsiste comme trace de la couche précédente. Un recouvrement métonymique est donc toujours à l’œuvre.

 

Revenons un instant à la psychanalyse. Si nous insistons sur l'aimantation vers une identité perdue, il faut rappeler que la visée de la psychanalyse, jusqu'à aujourd'hui, est tout autre. Elle va à rebours de tout identitarisme, sur le plan individuel, politique ou social.

Pour Leguil : « Le rapport à l’inconscient repose sur une énonciation conduisant le sujet à interroger ce à quoi il s’est identifié, en tant que fille ou en tant que femme, en tant que fils ou en tant qu’homme, et ainsi à remettre en question ce qui était resté soudé de son identité factice. Cette opération de désidentification est une autre réponse que le repli identitaire au malaise dans la civilisation. […] Si identité il y a, elle est de l’ordre d’un reste, d’une marque singulière, qui ne se conjugue pas au pluriel, car cette marque relève d’un rapport très intime à notre corps »1.

Nous relevons que le sujet s'en remet bien à « une marque singulière » en rapport avec le corps. C'est cette marque unique que nous faisons relever de la Lettre, au sens lacanien, et que nous proposons de noter L1, la Lettre-maîtresse du sujet, celle qui est le garant temporaire de l'identité du sujet. Cette lettre particulière a une fonction de marqueur, et son défaut signe la présence de la psychose. Nous sommes alors dans le cas d'une forclusion du L1, c'est à dire de ce que Lacan a appelé le Nom-du-Père, bien qu'il l'ait pluralisé plus tard.

 

Par ailleurs, Askofare nous précise : « L'identité, soit la relation d'égalité, d'équivalence et de coïncidence de soi-même avec soi-même est problématique en psychanalyse essentiellement parce qu'elle est incompatible avec la catégorie de sujet du signifiant. En effet, l'identité de quiconque parle est mise en question par la structure de langage elle-même, en raison de son caractère oppositionnel, diacritique, relationnel. Le sujet du signifiant, s'il est ce qu'un signifiant représente pour un autre, comme Lacan nous a appris à l'épeler, est donc différence, différent voire différant parce que toujours différé par le S2 qui se divise en S1 -> S2 »1. Pour Askofare, l'imaginaire du corps ne suffit pas non plus à doter un sujet d'une identité, que l'on pourrait dire réelle, ne serait-ce qu'en raison de ceci qu'un corps change, se transforme, subit les effets - pour ne pas dire les outrages - du temps ou de la chirurgie.

Une des perspectives consisterait pour lui à « relativiser » la catégorie de sujet - au sens de sujet du signifiant- ou plus exactement à en élargir les bases. D'ailleurs, n'est-ce pas ce qu'a fait Lacan quand il a formulé, en 1973, ce qu'il appelé son hypothèse, à savoir que l'individu qui est affecté d'un inconscient est le même qui fait ce qu'il appelle le sujet d'un signifiant, ou quand il proposait de substituer la notion de parlêtre, voir celle de LOM, à celui d'inconscient.

Il s'en suit la promotion d'un concept de « sujet réel », « dont on sait que seul le modèle borroméen permet de le penser et de le formaliser. Or, qui dit borroméanité dit également nouage et nomination. Autant dire que tout nous oriente vers le symptôme. Certes pas le symptôme « pathologique », le symptôme - métaphore, donc échafaudage de signifiants. Pas non plus le symptôme que le sujet est ou a pu être pour l'Autre (parental, notamment), ou pour le partenaire sexuel, mais le symptôme comme fonction de jouissance de l'inconscient, le symptôme comme lettre donc, et comme nomination »2. Nous pouvons dès lors définir ce qu'il conviendrait plutôt d'appeler « sinthome » avec les termes de Platon dans Le Sophiste , comme « ce par quoi chacun est lui-même à lui-même le même ».

Ainsi donc, à nouveau, la fonction de la lettre est fondamentale parce qu'elle permettrait de nouer le statut du symptôme comme « procès d'écriture » et l'identité de soi à soi qui la distingue du signifiant. Le symptôme serait donc le point d'ancrage identitaire de chaque sujet, ce qui lui est le plus singulier.

L'intérêt est ici de noter que le noyau identitaire est relié par Askofare au concept de lettre et d'écriture. Cependant pour nous, le symptôme n'est qu'une des figures de la Lettre-maîtresse, cette lettre fondamentale qui, à l'instar du Phallus par rapport à l'objet du désir, représente l'Etant au regard de la marque fondamentale de l'Être en tant que perdu. Cette Lettre-maîtresse est toujours choisie par le sujet, d'abord dans l'éventail des marquages que la culture de référence impose (Nom propre, surnom, etc..), et ensuite dans ce qui fait marque sur le corps. Ce peut être le symptôme localisé, mais aussi telle ou telle particularité sur la surface de la peau ou du corps (tache, déformation, tatouage) en tant que celles-ci sont prises dans le regard de l'Autre. Cette balise qu'est la Lettre-maîtresse n'est cependant pas figée, et peut évoluer de façon métonymique. Sa fonction reste par contre immuable.

D'autre part, ce sujet réel dont parle Askofare, nous entendons également qu'il ne puisse être véritablement saisi que par une approche topologique, mais pas borroméenne cependant. C'est à la topologie de la bande de Möebius que nous devons recourir, sur les pas mêmes de Lacan. Nous pensons à ce propos au paradoxe entre le sujet en acte de l'énonciation et celui qui se trouve désigné dans l'énoncé par des combinatoires de signifiants. Lacan distingue en effet « une chaîne énonciative en tant qu'elle marque la place où le sujet est implicite au pur discours (impératif, voix en écho, épithalame, appel au feu), et une chaîne de l'énoncé en tant que le sujet y est désigné par les shifters (soit : Je, toutes les particules et flexions fixant sa présence comme sujet du discours, et avec elle le présent de la chronologie)3 ». Ce paradoxe peut être levé dès lors que nous modifions nos références et nos cadres spatiaux de pensée. De la même façon qu'il y a bien une seule bande möebienne et deux faces, il y a le sujet réel et ses deux facettes fondamentales d'existence. Aussi bien le sujet est-il toujours repérable sous la forme du serpent qui se mord la queue, à quelques torsions près, d'où la quête constante dans l'enseignement lacanien de la bonne découpe de cette bande sur divers supports topologiques.

Par ailleurs, cette distinction entre énonciation et énoncé, que nous devons à Benveniste, a été repensée par Lacan, sous la forme de l'énigme et de la citation. La première est en effet une énonciation sans énoncé, qui fournit un sens sans signification, alors que la seconde est un énoncé dont on a la signification, mais pas le sens. L'énigme renvoie à une écriture entre les lignes, et comme le fait remarquer Miller, le texte de Lacan joue ce registre pour les tous les lacaniens. On peut dire que parole et le texte énigmatique met au travail. Il s'en suit peut-être le risque de se raccrocher aux citations du maître, au risque de perdre la dimension d'énonciation à l’œuvre dans la production du discours de Lacan.

Le sujet est donc acteur en même temps que représenté, et c'est ce qui justifie la barre que Lacan lui accole : le sujet est toujours barré, cette barre pouvant après tout être référée au bord d'une bande de Möebius. Lacan a par ailleurs pu avancer que « le sujet, comme effet de signification, est réponse du réel » quand on l'interroge sur le mode analytique. Cette formulation énigmatique pourrait trouver dans le champ de la science, et en particulier en physique des particules, une illustration éclairante. Avons-nous cependant affaire au même réel ? Notre position est ici ferme : la science étudie la Nature, et cette étude est toujours mâtinée, caviardée par une tache de Réel inhérente à toute production humaine, en raison du fantasme qui la cause et l'anime. Cette tache nous empêche d'adopter le bon point de vue.

On peut considérer que le sujet de la science explore la nature au travers de son fantasme (matérialisé par des dispositifs expérimentaux), comme il se voit par exemple dans l'expérience des fentes de Young1 en physique des particules. L'optique se révèle un excellent terrain pour épingler la position du sujet de la science, et dans le dispositif de Young, le sujet est décalé par rapport à lui-même. Il est indéniablement au lieu même du canon à photons, mais il est aussi l'observateur qui fait des mesures sur le phénomène observé. Or, il apparaît que dès qu'une mesure intervient, la superposition des ondes antérieurement constatée disparaît : c'est la fameuse réduction du paquet d'ondes.

Une topologie möebienne nous traverse l'esprit, au delà de l'idée du positionnement d'un principe corpusculaire d'un côté de la bande et d'un principe ondulatoire de l'autre, se rejoignant avec le temps : le savant semble recevoir sa question sous une forme inversée, comme si l'écran du dispositif jouait le rôle d'un miroir. Le train lumineux traverse la lentille du fantasme, c'est à dire la plaque porteuse des deux fentes verticales, est réfléchi sur l'écran, puis fait retour dans un trajet inversé via la plaque vers la source lumineuse. Si l'on veut aller jusqu'au bout, il est possible de s'appuyer sur les vues de Lacan concernant la fonction du regard, et dire que le rétro-éclairage amène le sujet à se voir sur le fond du tableau qui se trouve derrière lui, qui devient une sorte d'anti-écran. N'y aurait-il pas là matière à lever quelques paradoxes de la mécanique quantique ? Les physiciens quantiques introduisent indéniablement la question du sujet en référence à l'acte de mesure qui modifie le train d'ondes superposé, en invoquant la « conscience » humaine.

 

Jacques-Alain Miller s'est posé cette question au début de son Cours, en 1983: est-ce que la science découvre un sujet dans le réel 2? La thèse de Lacan, c’est que c’est cela que le discours analytique concerne : “Le sujet, comme effet de signification, est réponse du réel.” Est-ce bien la même chose pour la science ? La signification, on le sait depuis Saussure, est liée à des arrangements de signifiants. La question que pose cette phrase de Lacan, c’est : comment peut-il se faire qu’un signifiant qui est articulé à un autre en vienne à représenter un sujet ?

Dans la science, on peut dire que le réel répond. Il répond parce qu’il y a du savoir dans le réel, certes mais pas, comme l'avance Miller, parce qu’il y a du signifiant. On trouve volontiers des constantes qui donnerons, par exemple, les lois de la gravitation. C’est là une réponse du « réel », c'est à dire de la Nature. Il répond parce qu’il est porteur d'un certain savoir. Miller précise : « Tout dépend des questions que l’on pose au réel. Il faut lui poser les bonnes questions, des questions dans son langage. C’est ce que fait la science. Elle parle le langage de l’Autre du savoir dans le réel. Mais est-ce que dans le discours scientifique, il y aurait un sujet qui, comme effet de signification, serait réponse du réel ? »

Dans la science, le sujet est un sujet supposé savoir se tenir, et spécialement se tenir à sa place. C’est un sujet honnête. C’est pourquoi le passage par le Dieu trompeur de Descartes est essentiel au développement de la science moderne, d'où ce que Lacan note sur Einstein, pour lequel aussi il fallait que Dieu soit honnête.

Le sujet est écrit chez Lacan avec un S/, il est donc marqué par une élision fondamentale. Cette élision doit-elle s'interpréter comme un signifiant supplémentaire, ou au contraire, comme nous le pensons, relever du registre de la lettre et de l'écriture ?

 

 

Miller avance encore, cette fois dans le champ de la psychanalyse : « il faut s’apercevoir que le sujet, c’est-à-dire ces différentes élisions qui se promènent, c’est tout ce que nous avons comme réponse du réel. C’est tout ce que nous avons, et nous ne faisons que redoubler ça dans l’interprétation. C’est déjà ce que Lacan souligne, à savoir que nous ne donnons la réponse que quand le sujet y est déjà, conformément à la formule de la communication inversée où c’est le récepteur qui émet le message. A cet égard, ça n’a rien à faire avec le réel de l’en-soi. Rien à faire non plus avec le réel de la science qui dit toujours la vérité et rien que la vérité. Le réel dans la psychanalyse, c’est autre chose ».

Qu’est-ce alors que la réponse du réel dans la psychanalyse, si cette réponse c’est le sujet et rien que ça ? Miller propose cette formule : « La réponse, c’est un mensonge . C’est là qu’il faut donner tout son poids à ceci, que le réel ment, que dans la psychanalyse le réel ment. Ça ne l’empêche pas de faire butée, mais pas question ici d’un réel stable et solide qu’on retrouverait toujours à la même place, au sens où il se tiendrait tranquille ». Comment le sujet, comme effet de signification, peut-il dès lors émerger ? Pourrait-il émerger comme effet de signification dans le transfert, c’est-à-dire comme amour de transfert ?

Nous prendrons ici quelques distances avec les conceptions millériennes. Pour nous, il n'y a qu'un seul Réel, et les variétés que nous propose Miller sont tout simplement mal identifiées ou mal nommées. Il convient en effet de ne pas confondre le Réel comme point de coinçage, ou comme zone d'impossible logique, avec la Nature dans laquelle nous sommes plongés. On ne peut explorer cette nature, nous l'avons dit, qu'au travers de notre filtre imparfait, composé d'un assemblage entre Logos (l'ordre des signifiants et de la signification), Scriptal (l'ordre de l'écriture au sens large, au delà de la transcription du phonétique) et Imaginaire (ordre des représentations sous formes d'images). Le Réel est au centre du nœud, et il est vain de s'en approcher. Le terme grec de Kenos convient parfaitement pour le désigner.

En psychanalyse, le Réel correspond au trou du traumatisme, au centre d'un tore sur la surface duquel ne cessent de s'entrelacer les chaînes du Symbolique. Dans notre approche, ce dernier terme ne renvoie plus seulement aux lois du langage, mais aux trois ordres dont nous venons de parler. Le Symbolique, c'est la structure même. Toutefois, sur le plan topologique, il est vrai que la zone de coinçage entre les trois ronds de la chaîne brunienne borroméenne, là où nous situons le Réel, n'est pas tout à fait équivalente au trou central du tore. Ceci nous amène à envisager l'idée que le nœud borroméen, à considérer comme un sinthome lié au fantasme fondamental, a même organisation que le tore. Il est donc toujours articulé à un traumatisme, et l'on peut dire que l'entrée dans le Symbolique entraîne un traumatisme. Dans les deux cas, le Réel est bien ce point central inatteignable, qu'il est vain de vouloir résorber, bien qu'on ne puisse pas faire autrement que d'essayer.

Comment dès lors se comporte le sujet au regard du Réel ? Il cherche à le recouvrir, à le lier, c'est à dire à produire des liens, des pseudopodes, de façon à le faire au maximum entrer dans le Symbolique et à baisser l'angoisse qui est associée à une trop grande proximité avec cet ombilic. Son cheminement est celui du bord d'une bande de Möebius que l'on obtient par une certaine découpe du tore, et c'est précisément ce qui intéressait Lacan. C'est là la meilleure figuration que nous en possédons, même si d'aucuns la trouverons étrange ou trop abstraite.

Ce sujet-là correspond en fait à une fonction de l'appareil psychique, que nous pourrions qualifier d'auto-réparatrice. L'erreur serait bien évidement de vouloir essentialiser cette fonction, l'anthropomorphiser, pour en faire par exemple l'équivalent d'un Moi inconscient qui veille à tout instant à l'intégrité du psychisme. Par contre, c'est bien sur cette fonction que s'appuie le psychanalyste dans la cure : il en est le prolongement dans le dispositif technique inventé par Freud.

 

 

Alain Cochet

novembre 2023

 

 

 

 

1C. Leguil, « Le sujet lacanien, un « je » sans identité », https://doi.org/10.4000/asterion.4368

2S. Askofare, « La psychanalyse à l'épreuve de la différence/des différences », Trivium vol.13 no.spe Rio de Janeiro mar. 2021

1JA. Miller,  J.-A. Miller, « En deçà de l’inconscient », L

2idem

3idem

1Leguil, idem.

1Askofare, idem.

2idem

3J.Lacan, Ecrits, Seuil, p. 663-664.

1Pour un descriptif de l'expérience : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fentes_de_Young

2JA Miller, séminaire inédit. Sa transcription :1983-1984-Des-réponses-du-Réel-JA-Miller.pdf (jonathanleroy.be)

 

 

 

 

 

 

 

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Du Réel lacanien et de la nature des choses/Alain Cochet
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