A tore et à travers

 

par Alain Cochet

 

 

Parler à tort et à travers est une expression française qui s'avère difficilement traductible. Elle signifie « parler sans discernement », sans ordre véritable, « sauter du coq à l'âne ». C'est évidemment au fond ce qui fait le moteur d’une cure analytique, pour peu qu’une relation transférentielle soit installée. Il convient, nous dit Freud, de se laisser aller à parler sans discernement, par associations libres.

L’expression française semble émerger au XVIème siècle, sous la forme « à tors et à travers » signifiant « en détours et en traverses », en d’autres termes dans tous les sens. On qualifie de tors un fil ou un filin qui a subi une torsion.

Amusons-nous à changer une seule lettre à un mot de cette locution. Alors apparaît la figure du tore, cet objet topologique auquel Lacan nous renvoie tout au long de son enseignement. Le latin torus fait référence lui aussi à la corde. Par ailleurs, une corde est faite de torons.

Dans son séminaire « L'insu.. » en 1976, Lacan nous indique ceci :« Une topologie, comme vous pourrez le saisir rien qu' à ouvrir quoi que ce soit qui s'appelle Topologie générale, une topologie ça se fonde toujours sur un tore1 ».

Il est vrai que la topologie du tore renvoie tout aussi bien à la bouteille de Klein, qui est un tore qui se traverse lui-même qu’aux nœuds qui peuvent être considérés comme des tores souples repliés. Les chaînes borroméennes elles-mêmes sont fondées sur un espace torique, à partir de leurs tresses.

Il en va de même pour la bande de Möbius, puisqu’il est possible de la recomposer à partir d’une bande à quatre demi-torsions obtenue après coupure de la surface du tore. Enfin, je souhaite montrer qu'au fond, tout nœud est torique.

 

Freud, de son côté, n’a jamais énoncé que le monde humain était torique. Ses références allaient plutôt du côté de «la psyché », dans un lien à la sphère, voire à la boule enchâssée dans une autre boule, nous dit Lacan.

Cette mise en avant du tore, Lacan va l’effectuer dès son Discours de Rome en 1953. Lacan pose le tore et ses propriétés topologiques comme l’élément constituant de l’espace de l’être parlant. Il y précise que « le sens mortel révèle dans la parole un centre extérieur au langage » et que «  c’est à la forme tridimensionnelle d’un tore qu’il faudrait recourir, ... »2.

Mais c’est surtout au cours de son séminaire L’identification, en 61-62, qu’il développe l’importance du support torique pour l’articulation d’un certain nombre de concepts fondamentaux de la psychanalyse. La topologie torique, qu’il finira par reconnaître comme le réel même de la structure, permet de rendre compte du jeu entre le désir et la demande. De même, la chaîne composée de deux tores figure le nouage entre le sujet et l’Autre et, dans le champ de la névrose, l’inversion de la demande de l’Un avec le désir de l’Autre et vice-versa. Lacan montre également l’importance de certains trajets à la surface du tore, des lacets particuliers, autant de lignes de coupures potentielles qui ont pour effet de modifier radicalement la topologie en jeu. L’acte de coupure devient homologue à celui de l’analyste qui a pour effet de renvoyer le sujet à un autre ordonnancement de son matériel signifiant.

Lacan reprendra le maniement du tore à la fin de son enseignement, et particulièrement dans le séminaire L’Insu, en 1976, et Le moment de conclure en 1978, en s'appuyant sur Pierre Soury. Le tore est ici conçu comme « creux », c’est à dire muni d’un vide central au cœur du boyau. Cette approche lui permet la réalisation d’un retournement du tore sur lui-même, jusqu’à obtenir le tore-trique, sorte de manchon muni d’un trou central. Lacan tente, dans ce séminaire, de vérifier ce que devient le nouage borroméen lors d’opérations de retournement de ce type.

 

Dans son séminaire L'identification, il relève les caractéristiques de deux cercles fondamentaux du tore, le méridien et le parallèle, en les reliant aux concepts psychanalytiques du désir et de la demande. Allant au-delà, il insiste sur l’importance d’un lacet particulier, qui n’est pas présenté comme un cercle parfait au départ, mais qui semble englober à la fois le trou central et le lobe du tore. Il ne le nomme pas particulièrement mais s’intéresse à ses propriétés.

« Eh bien, il y a parmi ces cercles…les cercles que nous pouvons faire [sur le tore]…un cercle privilégié qui est facile à décrire : c'est le cercle qui, partant de l'extérieur du tore, trouve le moyen de se boucler non pas simplement en insérant le tore dans son épaisseur de poignée, non pas simplement de passer à travers le trou central, mais d'envelopper le trou central sans pour autant passer par le trou central. Ce cercle-là a le privilège de faire les deux à la fois, il passe à travers et il l'enveloppe. Il est donc fait de l'addition de ces deux cercles, c'est-à-dire il représente (D+d), l'addition de la demande et du désir et en quelque sorte nous permet de symboliser la demande avec sa sous-jacence de désir.3 »

 

 

Il est étonnant que Lacan ne fournisse pas à cette occasion le nom mathématique de ce lacet, qui est en fait le « cercle de Villarceau », découvert au milieu du XIXème siècle. En mathématiques, et plus précisément en géométrie, les cercles de Villarceau sont deux cercles obtenus en sectionnant un tore selon un plan diagonal bitangent qui passe par le centre du tore. Ils tiennent leur nom de l'astronome et mathématicien français Yvon Villarceau (1813–1883). Étant donné un point du tore, on peut construire sur celui-ci quatre cercles passant par ce point : un dans le plan du tore, un autre perpendiculairement à ce plan ; les deux autres sont les cercles de Villarceau. 

 

 

Si Lacan n’avait pas connaissance des travaux de Villarceau en 1962 (mais cela m'étonnerait), sa description de la courbe paraît d’autant plus remarquable. Il livre en tout cas dans son séminaire le schéma ci-dessus. En fait, la coupure selon un plan diagonal bitangent divise le tore en deux parties, et l’on repère sur chaque des faces plates observées l’existence de deux cercles parfaits qui semblent enlacés. Il s’agit donc de cercles cachés à l’intérieur du tore, qui n’apparaissent pas spontanément. Ceci explique le caractère tardif de leur découverte.

Ils ont en effet la caractéristique de faire à la fois le tour du trou central et de la consistance du tore. 

 

 

Lacan ne cesse de souligner l'importance de ce type de cercle sur le tore dans son séminaire au début de l'année 1962, mais il ne nous en donne pas une fonction aussi précise que pour les cercles orthogonaux. Il reprend par contre le schéma ci-dessus pour rendre compte du « ou » exclusif, en s'appuyant sur les cercles eulériens. Nous avons ici la réunion des cercles moins l'intersection, soit ce qu'on appelle la « différence symétrique », et il est possible d'y appuyer la logique du « ou A ou B », et non pas celle du « A ou B ». Lacan ne citera le nom de Villarceau qu'en 1966, dans son séminaire « L'objet de la psychanalyse ». Par contre, il se sert du fameux cercle pour construire la double boucle du huit intérieur. A partir d'un point, on peut tracer deux cercles de Villarceau successifs légèrement décalés, ce qui donne cette courbe qui se boucle elle-même que Lacan nomme huit intérieur.

 

 

Je souhaite ici, brièvement, m'attacher à la caractérisation de ces trois cercles fondamentaux et aux mouvements qu’ils autorisent autour de la figure du tore. Mon hypothèse sera que ces cercles, une fois orientés, peuvent être conçus comme des vecteurs correspondant à des forces spécifiques, et supports de temporalités particulières. Ces vecteurs abstraits, par leurs entrecroisements, sont aussi à l’origine de lacets concrets qui viennent s’inscrire à la surface de l’objet torique. Passons en revue leur fonction.

 

Le cercle parallèle du désir

Nous identifions ce premier cercle au désir, suivant en cela Lacan. Vectorisé, c’est-à-dire ne cessant de faire le tour du trou central, le trajet du désir s’apparente au mouvement des planètes ou des satellites autour d'un astre massif sur un plan astrophysique. C'est du reste bien là l'étymologie de « désir » en latin : le de-sider-ius concerne justement le manque d'astre, celui qui fait défaut. Par ailleurs, la parole a même étymologie que la parabole.

Ce autour de quoi ça tourne, c’est le manque réel, le manque radical, secondairement bouché par la variété des objets a que Lacan a pu inventorier. Le trajet du désir se trouve toujours déjà incurvé par la puissance attractive de ce réel, qu’il cherche à atteindre sans jamais cependant pouvoir y parvenir, pour des raisons de structure, bien évidemment. Convenons d’appeler la force associée à ce vecteur « force d’instance ».

 

Le cercle méridien de la demande

Même s'il en fait le support de la demande, Lacan relie dans un premier temps ce cercle à l' « insistance signifiante », soit à une force de répétition dans le Symbolique. Toutefois, en-deçà de la demande, il me semble qu'existe un support plus fondamental. Cette force, que Lacan réfère à l'insistance signifiante, on pourrait par exemple proposer de la référer à la passion métaphorique du sens. Le sens insiste en effet, toujours en articulation avec le signifiant phallique, c'est à dire un signifiant ne renvoyant qu'à lui-même, et qui donc ne se range pas dans la batterie des autres signifiants.

Le vecteur méridien paraît alors concerner la pression de symbolisation, dans un tropisme vers la signification. Il en vient à permettre l'homogénéité, la compacification de ce que Lacan appelle le Symbolique. En ce sens, ce vecteur aurait la fonction d’assurer la consistance de l’instance, qui doit en effet être unifiée et suffisamment « étoffée ». Convenons de l'appeler « force de consistance».

 

On voit que dans ce système, la demande est fondamentalement demande de sens (et pas seulement d'amour comme le suggère Lacan) et s'appuie sur l'axe métaphorique du langage, alors que le désir s'appuie sur l'axe métonymique, et relève des mécanismes d'enchaînement, de concaténation des signifiants. La référence à Saussure et à Jakobson et ici essentielle.

Nous sommes donc en présence de deux forces fondamentales, orthogonales, dont la résultante entraîne la mise en place de lacets concrets qui serpentent à la surface du tore sur le mode d’un bobinage. Disons que le véritable bobinage, c’est celui de la circulation des chaînes de signifiants sur la surface topologique du tore, qui en viennent à constituer des réseaux propres à chaque sujet.

Toutefois, on peut considérer qu'il y a une autre force fondamentale, celle qui est en lien avec la vectorisation du cercle de Villarceau. Ce vecteur semble concerner précisément l'articulation entre désir et demande, et autoriser une oscillation métaphorico-métonymique dans la structure. Il permet une liaison entre les deux axes, et consiste en un point d'attache entre deux dimensions de la parole.

Les cercles de Villarceau ouvrent également sur une nouvelle perspective, celle de l’emboîtement des tores. En effet, et Lacan le souligne lors de la séance du 11 avril 1962, il est possible de disposer deux cercles de Villarceau en position symétrique sur le tore. On note qu’à aucun moment ils ne se recoupent. Cette position particulière des deux cercles correspond à la délimitation de la surface de croisement entre deux tores enlacés. 

 

Lacan insiste sur le chiasme qui se réalise dans cette opération : le cercle du désir de l’un vient en continuité du cercle de la demande de l’autre, et inversement. 

Nos lacets de Villarceau sont donc liés à la relation entre le sujet à l’Autre, et peuvent devenir supports de la rencontre entre deux inconscients.

Par ailleurs, la section du tore selon un axe bitangent, nous l’avons vu, entraîne la séparation du tore en deux parties. Chacune des parties renvoie à une structure connue en géométrie, mise en évidence avant la découverte de Villarceau : il s’agit des cyclides de Dupin. 

 

 

Après la découpe de Villarceau opérée sur le tore, il peut être intéressant de recoller les deux moitiés obtenues après avoir réalisé l’inversion de l’une d’entre elles. L’objet obtenu a une structure de lèvre venant enserrer un trou central. Que deviennent les deux cercles de Villarceau dans cette nouvelle configuration ? De fait, ils conservent leurs particularités, celle de faire le tour du trou central, et celle d’enserrer le corps de la structure. Appelons-le le tore bivalve. 

Ce recollement spécifique donne lieu à une présentation nouvelle du tore. Mais le fait que cette nouvelle structure soit organisée à partir des cercles de Villarceau, dont nous avons pu suggérer la fonction essentielle en psychanalyse lacanienne, doit nous conduire à y prêter une attention particulière. L'important est ici l'opération de la « découpe » d'un tore plein. Il s'agit là d'une action différente du « trouage » ou de la « coupure » qui, eux, s'exercent sur un tore creux.

Il existe d’autres courbes remarquables qu’il est possible, cette fois, d’inscrire sur le tore. Lacan introduit très vite la courbe en « double boucle », dont la coupure fait support pour lui au sujet divisé. Cette courbe fait à la fois le tour de l'axe du tore et deux fois le tour de sa consistance. Sa forme est celle du bord de la bande de Möbius à une demi-torsion. Si l’on découpe le tore suivant cette boucle (ce qui suppose une vectorisation), on obtient une bande à quatre demi-torsions, bilatère, dont le recollement sur elle-même donne une bande de Möbius. 

Le tore est une surface orientable, et il n’est donc pas automatique d’en dériver des objets qui relèvent de l’« asphéricité », c’est à dire de l’ordre de l'unilatère.

 

Une remarque encore sur la question de ce que pourrait être un ombilic du tore. Certes, la concrétisation du tore sous forme de chambre à air nous fournit aussitôt l'image de la valve, cette petite excroissance dont la fonction est de réguler le flux d'air à l'intérieur du boyau. Pour cette raison, il serait possible de l'associer à la fonction phallique.

C'est cependant l'idée de nombril, comme cicatrice liée à la séparation, qui nous retiendra davantage. Poser un point d'ombilic sur la surface du tore, c'est en effet souligner l'existence d'une trace de l'arrachement à l'origine de la création de celui-ci : il est donc la cicatrice de l'opération de détachement du Réel. Or, c'est là précisément la fonction du symptôme névrotique : il se présente en effet comme une trace active, une sorte de reste, de l'opération de la castration. En ce sens, il est inéliminable, et toujours injecté de jouissance. Nous dirons que c'est une tache du Réel qui fait pourtant partie du Symbolique.

Il importe de souligner que le terme d'ombilic a aussi une signification en mathématiques. Il s'agit là de tout point d'une surface qui se trouve à la croisée de courbures égales, comme tous les points d'une sphère, par exemple. Il ne semble pas que le tore classique soit un support pour de tels points ombilicaux, ou alors il faudrait sans doute procéder à un bosselage de sa surface.

La métaphore de la valve peut présenter un intérêt supplémentaire. L'idée surgit qu'il s'agit là d'un régulateur qui joue sur l'effet de gonfle de l'instance torique. La valve peut figurer une interface entre Réel et Symbolique, et renvoyer à l'infiltration de jouissance au cœur même de l'instance.

 

 

Ainsi, les chaînes associatives serpentent comme des lacs à la surface de la consistance torique, et elles sont vectorisées par le désir, la demande et une certaine exigence de consistance.

C'est dans ce sens que me semble se diriger le psychanalyste et topologue Jean Brini, dans une récente étude4. Il précise qu'il faut prendre au sens mathématique ce qui est évoqué dans le texte  Fonction et champ de la parole et du langage. D'où deux énoncés :

 Premier énoncé : le langage est un champ. « Or, pour définir un champ, nous avons besoin de deux choses : la première est l'espace sur lequel ce champ est défini. La seconde est la nature de ce qui constitue le champ. Par exemple, le champ gravitationnel est défini pour chaque point de l'espace euclidien à 3 dimensions, et sa nature est celle d'un champ de forces : champ vectoriel, donc. Champ du langage, donc, pour lequel Lacan va recherche tout au long de son enseignement à définir l'espace propre, en posant sans jamais varier là dessus qu'il s'agit nécessairement d'une surface. Ce qui variera en revanche c'est la nature de la surface en question : tore, cross cap, bouteille de Klein, mais en tout cas, jamais sphère, ni plan ! »

Deuxième énoncé : la parole est une fonction. Quelle peut être la nature de la « grandeur » constituant les éléments de ce champ ? « Il me semble, nous dit Brini, que l'on pourrait admettre provisoirement qu'il s'agit de signifiants : à chaque « point » de la surface « support » serait associé « un » signifiant. Dès lors, ce champ du langage pourrait plausiblement être considéré comme ce rendrait possible, qui organiserait, voire piloterait cette fonction qu'est une parole. Cette fonction, nous pouvons raisonnablement supposer que ses variables seraient, tout naturellement, les coordonnées des points de la surface, ce qui définirait ainsi une « trajectoire » tracée sur cette surface, une courbe, qui si elle ne se recoupe pas et si elle est fermée, constitue précisément ce que nous avons appelé lacs ».

Jean Brini se livre alors à un recensement des diverses courbes que l'on peut obtenir en combinant m tours du désir et n tours de la demande. Il précise : « pour qu'un lacs [n,m] puisse être tracé sur un tore, pour qu'existe une trajectoire fermée qui ne se recoupe pas elle-même, et qui fasse n fois le tour de l'âme et m fois le tour de l'axe du tore, il faut et il suffit que n et m n'aient pas de diviseur commun autre que 1. En d'autres termes, il faut qu'ils soient premiers entre eux ».

Cette procédure sur un tore simple permet en effet de générer un grand nombre de nœuds simples premiers alternés. Pas tous cependant, et c'est ce que nous allons montrer un peu plus loin.

Il faut d'abord signaler que situer les trajectoires de la parole ne suffit pas. Encore faut-il tenir compte du fait que la prise de parole est un acte qui transforme le champ qui lui sert d'appui.

Pour Brini : « La parole n'est pas seulement une fonction. C'est aussi quelque chose qui fait coupure. L' « effet sujet » qu'il entend figurer par son recours à la topologie ne résulte pas du simple tracé d'une trajectoire de parole sur la surface support. Il s'agit de prendre en compte le fait que la parole est un véritable événement matériel, qui transforme radicalement la surface support, en opérant une coupure. Ce point, qui me semble capital, nous oblige à reprendre les lacs, dont nous avons tenté d'organiser l'ensemble, en comptant leurs tours, et d'examiner maintenant ce qui résulte d'une coupure suivant chacun d'eux ».

Or c'est là, justement, ce sur quoi s'est penché Pierre Soury en 1978, dans le séminaire Le moment de conclure : « Si le tore est coupé le long d'un cercle non-réductible, alors c'est ça la coupure, alors qu'est-ce qui reste ? D'abord il ne reste qu'un seul morceau. Je vais dire ce qui reste : il reste une bande plus ou moins nouée et plus ou moins tordue ».

Pour mémoire, indiquons qu'un cercle réductible sur un tore est un cercle qui peut se réduire à un point, alors qu'un cercle irréductible ne le peut pas. Je précise également qu'à mon avis, l'ensemble des cercles non-réductibles correspond à l'ensemble des nœuds et des entrelacs alternés. Mais pour cela, il faut faire référence aux multitores, appelés également n-tores, qui sont des tores munis de plusieurs trous. C'est ce qui me permet de lancer cette formule :

"Que les nœuds soient supportés par des n-tores reste oublié derrière ce qui se dessine de ce que l'on voit". Voilà, en paraphrasant Lacan, ce que je voudrais souligner. C'est que, tout simplement, nous avons l'habitude de représenter les nœuds en 2 dimensions, avec la mention des dessus-dessous, alors qu'il importe de tenir compte du complément spatial de chacun d'entre eux. Or, ce complément consiste en des tores, et en ce sens tout nœud est torique. 

Examinons tout ceci pour quelques lacets nodaux fondamentaux. Partons du cercle de Villarceau. Nous avons donc un tour d'axe et un tour d'âme. 

       Il est intéressant de noter que le cercle trivial torsadé est le premier à pouvoir être « écrit » en termes de graphe planaire, et donc secondairement sous une forme algébrique. Rappelons qu'un graphe planaire convexe est constitué de sommets et d'arêtes qui ne se croisent pas. Pour reconstituer le nœud à partir du graphe, il suffit de tracer une croix au centre de chaque arête et d'en prolonger les extrémités en contournant les sommets. Pour la courbe de Villarceau, il existe un graphe spécifique.

         Avec les petites lettres de l'algèbre, il s'écrit : 2x / 2y 5. Détaillons cette écriture. Les x correspondent aux sommets du graphe, plus exactement au parcours que l'on doit faire « autour » de la figure à partir d'un point de départ, pour revenir à celui-ci. Il est clair que si l'on part du point de gauche, il faut parcourir deux fois l'arête (une fois dessous, un fois dessus), tout en faisant le tour du point de droite, pour revenir au point de départ. Sur ce graphe, il n'y a pas d'intérieur ni d'extérieur, ce qui simplifie les choses, à la différence des graphes suivants que nous allons examiner. « 2x » veut seulement dire qu'il y a une arête que l'on parcourt deux fois, et le fait qu'il n'y ait pas d'exposant indique qu'il n'y a pas de polygone (ou alors que le polygone est de degré 1). « 2y » signifie que le graphe comporte deux sommets à une seule arête (l'exposant est de gré 1). La barre qui sépare les x des y n'a aucune signification mathématique : elle ne fait que séparer les deux registres, et signaler l'inversion possible des x et des y. Dans le cas du trivial, l'inversion n'est pas significative.

Nous avons donc l'équation topologique du « rond trivial torique », comme s'exprime le topologue Jean-Michel Vappereau. La coupure de ce lacet sur le tore donne une bande bilatère à deux demi-torsions.

   

  Venons-en maintenant à un lacet un peu plus complexe, celui de la « double boucle » de Lacan, qui se caractérise par un tour d'axe et deux tours d'âme.       Son équation topologique est : 2x / y². En effet, à partir de l'unique sommet, on peut suivre deux fois l'arête (une fois à l'extérieur, l'autre à l'intérieur). L'exposant de y est 2 car le sommet est relié à deux extrémités d'arête (pour le dire simplement, deux lignes partent du seul sommet). Si l'on inverse les termes en x et en y, on obtient : x²/2y, et dans la mesure où x² s'égale, dans ce cas très simple, à 2x, nous retombons sur le graphe du trivial, c'est à dire que le huit intérieur est topologiquement un rond trivial. Le dual de ce graphe est le graphe précédent.

     Nous avons là l'équation topologique du fameux « huit intérieur » de Lacan, qui est aussi le bord d'une bande de Moebius à un demi-tour. Toutefois, dans le huit intérieur, la boucle centrale fait le tour du trou axial et non le tour de la consistance du tore. Si maintenant l'on découpe le tore suivant ce lacet, on obtient une bande bilatère à 4 demi-torsions. On sait que c'est à partir de cette bande qu' après recollage bord à bord, on obtient précisément une bande de Moebius.

 

     Passons maintenant au premier lacet qui correspond à un véritable nœud dans la nomenclature, celui du nœud de trèfle. Pour le construire, il faut opérer trois tours d'âme et deux tours d'axe, ou l'inverse. Il existe deux graphes pour en rendre compte.         Leurs équations sont respectivement 2x3 / 3y² et 3x²/ 2y3. Il faut préciser que les deux nœuds figurés ici sont isotopes, mais qu'il en existe deux autres, isotopes également, par inversion des dessus-dessous.

Si l'on découpe le tore suivant ce trèfle torique, l'on obtient une bande nouée en trèfle et comportant 6 demi-tours. On voit qu'il y a ici deux graphes différents, et ces graphes correspondent à des supports toriques différents. Ainsi le premier renvoie à un tore classique à un trou, alors que le second donne une autre version du nœud de trèfle qui ne peut reposer que sur un 2-tore, c'est à dire un tore à deux trous. Dans ce deuxième cas, c'est la seule solution pour que les brins du nœuds ne se croisent pas : il y a toujours l'espace d'une consistance de tore entre deux brins qui se croisent.

Par généralisation, disons tout de suite que tous les nœuds alternés sont toriques, et qu'il convient simplement de spécifier le bon support pour les inscrire sans qu'il y ait de croisements. Il s'agit toujours de tores à n trous. Ce que l'on dénomme classiquement "nœud torique" en topologie correspond, me semble-t-il, aux seuls nœuds ayant un support torique à un trou.

        Ainsi, on ne peut pas étudier la théorie des nœuds sans tenir compte du support torique de ceux-ci. La question de la figurabilité torique des nœuds et entrelacs non-alternés se pose par ailleurs. On sait qu'à partir de huit croisements, la mise à plat des nœuds ne donne pas toujours une alternance régulière (c'est le cas pour les nœuds 8-19, 8-20 et 8-21, par exemple). Il faut sans doute en inférer la nécessité de poser des hyper-tores pour en rendre compte, c'est à dire des surfaces trouées à 3 dimensions plongées dans l'espace à 4 dimensions, alors que pour l'alterné, des surfaces à 2 dimensions plongées dans le 3D suffisent.

 

      Disons, pour rejoindre le champ de la psychanalyse, qu'il en est ainsi pour les chaînes de parole. Si l'on part de l'idée que le tore est bien le support topologique du déploiement des chaînes signifiantes, alors il existe deux types de chaîne. Il y a d'un côté les chaînes qui se croisent et se recroisent, en apparence anarchiquement, c'est à dire qui se télescopent constamment, tout en construisant un réseau qui, de l'extérieur, finit par révéler la structure torique ; et de l'autre les chaînes de langage à croisements "parfaits" qui correspondent à nos nœuds toriques. Dans ce deuxième cas, les brins de chaînes ne se rencontrent pas : ils sont toujours bien séparés sur l'espace torique. Il y a donc deux types de « tricots toriques », pour reprendre l'expression de Soury et de Lacan.

 

     Rapportés aux conditions de la cure analytique, ces enchaînements prennent sens. Le déploiement faussement anarchique correspond aux processus de l'association libre, alors que la chaîne nodale correspond à un discours qui "ne serait pas du semblant", pour paraphraser Lacan. Qu'est-ce que ce discours ? Est-ce la parole vraie, ou pleine, en opposition à la parole vide ? Est-ce un discours au sens des quatre discours lacaniens ? Est-ce un discours de la rationalité, un discours qui relèverait de la démarche de la science, là où le sujet et la métaphore serait par principe écartés (toujours provisoirement), ou encore un discours vide et itératif comme dans le cas de la langue des dictatures ?

      Impossible ici de ne pas faire référence à la mathématique des nœuds. Les chaînes "parfaites" dont nous parlons correspondent aux nœuds dits "premiers" en topologie, c'est à dire à ceux qu'on ne peut pas ramener à des nœuds plus simples, ni au rond trivial. Ils consistent en des trajets minimaux à la surface des n-tores, et en même temps viennent nous révéler ces surfaces. Y aurait-il donc une façon idéale de fabriquer de la chaîne signifiante, c'est à dire de parler, en évitant de se prendre les pieds constamment dans sa rhétorique inconsciente ? Cette question est bien évidemment à rapporter aux finalités même de la cure analytique.

 

 

Abordons maintenant la place du Réel. Si le tore est une sphère trouée, encore faut-il que ce trou soit effectif et durable. Le Réel est à positionner dans la zone centrale du trou, mais il convient aussitôt de préciser que c'est un trou « aspirant ». Si l'on en veut une représentation, on pensera, sur un plan astrophysique, à l'attraction gravitationnelle d’un astre hyper-dense. Il faut donc que la consistance de l'instance soit toujours à distance de ce point. Mais quelle est donc la bonne distance ? Elle résulte vraisemblablement d'un équilibre établi entre deux forces antagonistes. C'est en tout cas sur ce trou béant du Réel que vient se positionner l'objet a comme bouchon.

Il y a certes une force d'attraction vers le réel, qu'il est possible d'assimiler à la « jouissance » lacanienne, mais elle se trouve compensée par une force d’expansion, assimilable au Surmoi freudien, d'où l’existence d’un équilibre. Le Surmoi s’oppose par principe au rapprochement, au pire à la rencontre avec l’objet qui cause le désir, et en cela il est un puissant allié du désir. La culpabilité se déclenche toujours quand on a cédé sur son désir. Dans cet esprit, le Surmoi n’est fondamentalement pas un pousse-à-jouir, mais il peut se faire récupérer par la jouissance dans certains cas et devenir un surmoi sadique. Ce qui pousse à jouir, c’est aussi un discours, nommément capitaliste, qui est de tout temps à l’œuvre chez le parlêtre.

Résumons donc les deux extrêmes :

  • D'un côté, nous tombons dans la jouissance dès l'instant où l'instance symbolique n’est plus suffisamment à distance du réel. Nous avons alors une spiralisation concentrique de la trajectoire du désir autour et vers le point de réel aspirant, ce qui provoque l'angoisse.

  • Si maintenant la force surmoïque l’emporte sur l'attraction du réel, alors nous nous élevons vers un ascétisme névrotique, avec déchaînement de la culpabilité. Le renoncement à la satisfaction, qu’elle soit sexuelle ou agressive, ne fait que nourrir la culpabilité dans la mesure où ces pulsions insatisfaites se rabattent sur le Moi. C’est là la thèse freudienne du Malaise dans la civilisation.

 

Cet équilibre est toujours instable pour un sujet donné. Il est susceptible de variations au fil des aléas de la vie psychique. La distance à l’objet reste le déterminant central de tout fonctionnement psychique pour un sujet, et c’est tout le rôle de l’éducation et de la culture que de fournir la matière à cette distanciation.

 

 

Maintenant, poussons un peu plus loin les choses. Jusqu'à présent, nous nous sommes centrés sur le tore du désir, celui-là même que Lacan explore en 62. La force d'instance correspond à la force du désir. Je pense, dans une véritable radicalité, qu'il est nécessaire d'isoler deux autres forces d'instance : le Pousse-à-être sur un plan ontologique (qui concerne l'être du sujet) et l'Idéal du Moi sur le plan de l'Imaginaire (qui concerne le par-être du sujet). Il en découle logiquement que deux tores supplémentaires sont requis, qui en viennent à se nouer au premier sur un mode borroméen.

Les forces de consistance liées à ces trois tores sont, de leur côté, toutes engagées dans un travail de recherche de complétude : il s’agit que la structure fasse corps. Du reste, nous avons vu qu'il est possible d'apposer sur la surface des tores un système d'axes cartésiens définissant une abscisse et une ordonnée : la première renvoyant à la concaténation métonymique d'éléments (ce qui correspond au cercle axial) et la seconde renvoyant précisément au choix métaphorique de ceux-ci (le cercle radial).

Disons enfin que le tore du désir a partie liée à un des volets de ce que Lacan appelle Symbolique : il s'agit ici de la logique du signifiant et de la parole, ce qui a donc trait au Logos. Il y a cependant pour moi un autre volet du Symbolique qui concerne la Lettre, la Marque, le trait unaire et l'écriture. C'est celui-là même dont parle Pierre Soury en 1978, à propos du systématisme en mathématiques6 :

« Enfin… déjà je ne crois pas à la possibilité d'exposer ces choses-là. C'est-à-dire que ces choses-là tiennent dans les écritures et je crois à peine à la possibilité de parler ces choses-là. Alors la possibilité de répondre…. Enfin, que le systématisme ça tient dans les écritures, et que justement, tout ce qui est systématique, la parole peut pratiquement pas le prendre en charge. Enfin ce qui serait systématique et ce qui le serait pas, je ne sais pas. Mais c'est plutôt que : ce que peuvent porter les écritures et la parole, c'est pas la même chose. Et que la parole qui voudrait rendre compte des écritures me paraît acrobatique, scabreuse. »

Cet ordre de l'écriture, j'ai proposé de l'appeler le Scriptal, par une sorte de passage à la limite à partir de la notion de signifiant. C'est proprement l'instance de la lettre telle que Lacan l'introduit en 1957, mais il lui manquait assurément un nom. Cette instance-là est cependant à différencier de celle qui gère l'enchaînement des signifiants dans une course infinie à la signification, que je propose d'appeler le Logos, tout simplement. Le nouage entre Scriptal et Logos est bien évidemment au cœur de toutes les formations de l'inconscient, et la psychanalyse elle-même repose à la fois sur l'écart et sur la collusion de ces deux instances.

Nous avons alors affaire à un borroméen composé de trois instances, Logos, Scriptal et Imaginaire, et le Réel se trouve au cœur de la zone de coinçage centrale entre les trois ronds. Précisons du reste que le Réel n'a aucune consistance en lui-même, contrairement à ce qui existe pour les 3 instances. Il n'a, à mon sens, aucune raison de figurer au côté du Symbolique et de l'Imaginaire.

 

 

Examinons maintenant ce qu'il en est des entrelacs lacaniens, c'est à dire des nouages de plusieurs brins fermés sur eux-même. Nous sortons là du modèle mono-torique de la circulation de la demande et du désir, pour nous intéresser aux supports de nouage des instances isolées par Lacan (symbolique, imaginaire, réel, sujet barré, objet a, le grand Autre, S1, S2, auquel nous rajoutons le scriptal).

Prenons deux exemples. Le plus célèbre est certainement la chaîne de Whithehead, composée de deux unités. Son équation est x4+2x3 /2y3+2y². On peut associer plusieurs graphes planaires à cette équation. Je donne ici deux exemples simples. Le premier a pour support un tore à 2 trous (un bretzel). Le second nous renvoie à un 3-tore. On sait que Lacan se réfère à cette chaîne entrelacée à deux pour rendre compte du fantasme, et ceci dans la mesure où il est possible d'inverser symétriquement les torsions des deux brins. Il est alors question du rapport du sujet barré à l'objet a.

 

Passons maintenant au fameux nœud borroméen à trois consistances. Son équation est 4x3 /4y3, et celle-ci autorise un graphe unique (ceci est à souligner). On y relève trois parties internes, ce qui nous renvoie à l'existence d'un système torique composé de trois trous. Le support du borroméen est donc un 3-tore. C'est effectivement la surface qui permet une position minimale pour les croisements des trois ronds entrelacés. 

La découpe du tore selon l'entrelacs borroméen donne une surface d'une seule pièce.

 

Voyons la pertinence de ces modèles de multitores sur un exemple : celui de l'approche des phénomènes institutionnels. Je pense ici particulièrement aux établissements sociaux et médico-sociaux. Disons que le Tout, dans chaque institution, ne peut pas être symbolisé, et il existe toujours des trous, des zones restantes, des points de réel qui résistent à leur assimilation dans le corps des règles posées.

C'est à ce point que notre support topologique du n-tore peut être convoqué. Le n-tore se compte comme Un, mais il s'avère avoir consistance de gruyère. Disons qu'il convient surtout de porter attention à la circulation des flux sur cette surface topologique. Les boucles et les nœuds viennent précisément à point pour illustrer ces parcours internes, toujours spécifiques, propres à chaque institution. Les flux circulent en effet le long de nos brins nodaux, mais selon des parcours balisés par le positionnement des trous, ce qui les rend accessibles à un repérage. Par ailleurs, l'entour de ces trous toriques renvoie à des modes de jouissance spécifiques de chaque institution. "ça jouit" autour des zones insymbolisées, pourrait-on dire. Il existe ainsi des nœuds institutionnels spécifiques, qu'il importe de savoir repérer si l'on veut autoriser une meilleure circulation des flux.

La théorie des nœuds vient donc au secours des problématiques institutionnelles. Toutefois, il serait illusoire de croire à la possibilité de colmater une fois pour toutes ce qui fait trou dans les institutions : par structure, le manque est tout aussi nécessaire que le cadre qui fait tenir l'ensemble. Caresser l'espoir d'une maîtrise complète des organisations humaines est un projet voué à l'échec, sauf dans les institutions totalitaires, celles qui justement ont horreur de la béance et du trou. Il est cependant d'un devoir éthique de tenter d'ourler, autant que faire se peut, les bords des trous institutionnels. Un véritable travail de couture s'impose, qui consiste à frayer encore et encore des voies de symbolisation, voire de re-symbolisation, là où la jouissance prend les commandes. Ces zones de réel, au sens lacanien, doivent être en permanence reprises dans le champ du Logos, c'est à dire de la parole, mais aussi dans celui du Scriptal, c'est à dire celui de l'écriture. D'où l'importance, pour ce dernier point, de la circulation des écrits professionnels, mais aussi des écrits plus théoriques pour tenter de rendre compte de ce qui se joue.

Les flux institutionnels, que l'on peut imager par le parcours d'une fourmi sur un nœud torique, restent donc modifiables. Il s'avère toujours possible de desserrer certains nœuds, ou de les simplifier, sans que leur résistance ne soit alterée, c'est à dire sans que l'institution ne se défasse. Il faut, par nécessité structurale, qu'il y ait du trou, mais il faut dans le même temps qu'un travail de maillage soit effectué autour de ce qui fait béance. Un dénouage excessif nous ramènerait du reste à un rond dit "trivial" en topologie, soit une simple boucle, par définition fermée sur elle-même, et donc à une structuration autistique.

 

 

Pour terminer, je souhaite insister sur la distinction topologique nécessaire entre trouage, coupure et découpe du tore. Les deux premiers actes concernent le tore creux, et, on le sait depuis Soury, ont deux effets différents sur le tore. Nous avons montré les effets de différentes coupures réalisées sur le tore en suivant des lacets nodaux. Cependant, il existe un mode particulier de coupure que l'on se propose d'appeler « découpe », qui concerne cette fois le tore plein, et qui à notre connaissance n'a pas été signalé par Soury et Lacan.

Il est en effet possible de découper le tore plein, que nous pouvons imaginer sous la forme d'un donut par exemple, suivant certains lacets dont nous avons parlé plus haut. Cet acte suppose la rotation du couteau dans le travers du tore (et non plus du ciseau, ce qui entraîne un changement d'instrument), dans les trois dimensions de l'espace. Ainsi, la découpe du lacet qui fait une fois le tour de l'âme et deux fois le tour de l'axe donne deux tores simples enlacés, aux effets particulièrement esthétiques7. Une variante de cette découpe donne un donut moebien.

Par ailleurs, le travail de couture, dont nous parlions à l'instant au sujet des institutions, est un des modes du « faire avec » les troumatismes. C'est une façon de faire qui relève plutôt de la psychothérapie : on y raccommode essentiellement. L'acte analytique relève davantage de la coupure, même si un certain ourlage des trous se pratique pendant les cures.

L'acte analytique peut en effet être ramené à celui d'une coupure qui modifie la surface en jeu, et autorise un repositionnement du sujet et du matériel inconscient.

Maintenant, comment peut-on conceptualiser le multitore ? Faut-il, par exemple, en faire le support du fantasme fondamental, comme une sorte de terrain sur lequel se déploierait la subjectivité ? Faut-il le ramener au sinthome, comme ce qui permet le nouage des instances du sujet ? Pourquoi ne pas le référer à rien de moins qu'à la texture même de l'inconscient, support de la circulation des flux signifiants (mais aussi scriptaux et imaginaires) autour des trous de l'impossible réel ? Le refoulement devient alors un effet de l'attraction des trous du multitore, du fait de la déformation inhérente des chaînes signifiantes à l'approche de ces poches gravitationnelles.

 

Enfin, au delà de cette métaphore astrophysique, et pour donner une note d'espoir face à l'ultime sentiment de Lacan à la séance du 9 janvier 1979 de son séminaire La topologie et le temps, là même où il avance qu'il n'y a pas de chose qui supporte le réel, l'imaginaire et le symbolique, nous aurions tendance à répondre : « mais si, le tri-tore ! ».

 

 

 

 

 

Alain COCHET

janvier 2022

1 J. Lacan, séminaire l’Insu, inédit, séance du 16 novembre 1976.

2 J. Lacan, «  Fonction et champ de la parole », Ecrits, Seuil, 1966, p. 320.

J. Lacan, séminaire L’identification, inédit, 1961-1962, séance du 22 février 62.

 

4 J. Brini, article « Comment dit-cerner ? », 2020. Site mathinées-lacaniennes.net, ALI

5 Nous nous livrons ici à une algébrisation de la Méthode de Mercat concernant les graphes planaires des nœuds.

6 Soury est interrogé par Lacan sur la position du 0 et du 1 dans une structure de groupe

 

7 Voir Carlo Sequin : https://www.youtube.com/watch?v=3_VydFQmtZ8

 

 

 

 

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