Déconstruire le Symbolique ?

 

 

 

Texte d'Alain Cochet et de Gilles Herlédan

(2016)

 

 

 

  Le fait symbolique est repérable dès les premières productions culturelles de l’Homme(1). On trouve sa trace dans l’érection des monuments les plus somptueux comme dans les manifestations plus humbles que sont les fabrications de stèles, tertres, tumulus, tombeaux, gravures murales, premières écritures, etc…L’ethnographie des sociétés traditionnelles a par ailleurs montré qu’un « ordre » symbolique réglait, dans le cadre des liens de parenté, la circulation des biens, des animaux, et tout aussi bien des femmes. Il s’agit d’un ordre contraignant dans sa forme, inconscient dans sa structure, qui prescrit l’échange des dons, les pactes d’alliance, les sacrifices, les rituels religieux, les prohibitions et les tabous. L’anthropologie structurale a relevé le caractère universel d’un pur formalisme logique à l’œuvre dans les différents types d’échange qui constituent le lien social.
Lacan trouve dans l’Anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss les fondements de sa pensée à cet égard : « Il (l’inconscient) se réduit à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction symbolique, spécifiquement humaine, sans doute, mais qui, chez tous les hommes, s’exerce selon les mêmes lois ; qui se ramène en fait à l’ensemble de ces lois. […] Que le mythe soit recréé par le sujet ou emprunté à la tradition, il ne tire de ses sources, individuelles ou collectives (entre lesquelles se produisent constamment des interpénétrations et des échanges) que le matériel d’images qu’il met en œuvre ; mais la structure reste la même, et c’est par elle que la fonction symbolique s’accomplit »(2).
L’ordre symbolique, en tant que structure, est donc à distinguer du symbolisme qui concerne le lien entre les symboles et les objets déterminés qu’ils désignent. Le symbole peut entrer dans le registre du symbolique dès lors qu’il devient un élément parmi d’autres, régi par le jeu structural. C’est ce qui permet la distinction entre la symbolique et le Symbolique, et ce saut est dû à Jacques Lacan.
Pour la psychanalyse, le Symbolique renvoie à ce qui manque à sa place. Référence est donc faite à une place vide, à ce qui fait défaut ou a été perdu (objets, êtres chers, etc…). Le Symbolique inscrit la fonction du manque dans l’expérience humaine, toute perte réelle pouvant être intégrée sur un mode structural comme manque symbolique. Cette opération s’organise à partir d’une corrélation entre ce manque et un représentant (signifiant, lettre, image) qui le symbolise.
C’est à partir d’un manque-à-être original, correspondant à un état de détresse physiologique comme l’exprime Freud, qu’est au départ lancé un appel à l’autre secourable.
L’autre maternel répond au niveau d’une satisfaction du besoin, mais aussi par l’énonciation d’une parole articulée au Symbolique. Toute parole énoncée à l’enfant comporte une dimension où, au-delà de ce qu’elle veut signifier, est visé quelque chose d’autre qui par essence n’était pas articulable dans la demande initiale. Ce qui vient interférer, c’est l’existence d’une part originellement refoulée, donc inconsciente, qui relève de l’Autre au sens de Lacan, comme lieu censé détenir les clés de toutes les significations inaccessibles au sujet et donner à la parole sa portée symbolique.
C’est sous la forme d’une dette symbolique à l’Autre que le sujet finit par concevoir le devoir de traiter les conséquences du manque ou de l’absence. Cette présence du manque, introduite de structure dans l’existence du sujet, nous laisse à penser que l’ordre symbolique n’est pas constitué par l’homme, mais bien plutôt le constitue tout entier. Cet ordre symbolique est pour Lacan disposé selon des chaînes signifiantes autonomes, extérieures au sujet, lieu de l’Autre au regard duquel ce sujet existe sur un mode acéphale, entièrement assujetti. La fonction paternelle vient du reste occuper ce lieu symbolique.
Enfin, l’automatisme de répétition, repéré par Freud comme un au-delà du principe de plaisir, se révèle être un ordre formalisé semblable à une pure écriture littérale symbolique de type logico-mathématique à l’œuvre dans la chaîne signifiante. Il s’agit d’une écriture particulière, hors sens, à laquelle le sujet se trouve assujetti. Cette écriture tranche avec celle du symptôme, qui consiste, lui, en une précipitation d’un sens. L’ordre symbolique est donc tout autant concerné par des agencements littéraux hors sens (comme il se voit dans les règles élémentaires de la parenté, par exemple) que par les enchaînements de signifiants qui produisent du sens. Ces éléments sont de nature à nous orienter vers la nécessité d’une certaine déconstruction de l’entité « Symbolique ».
Lacan nous introduit aux distinctions nécessaires en s’appuyant sur les mathèmes. Ainsi, se trouve différencié ce qui relève de la connexion des signifiants entre eux, figuré par l’algorithme S1->S2, dans lequel S1, signifiant fondamental, vient s’appliquer à S2, comme trésor de tous les autres signifiants, en produisant du sens, et ce qui relève du jeu de ce S1 lorsqu’il fonctionne pour son propre compte, ce qui se note par le mathème S1->S1->S1->etc.. Le S1 est alors un pur opérateur logique ne renvoyant qu’à lui-même, un embrayeur qui échoue à accrocher le sens par liaison avec un autre signifiant. Il renvoie davantage à une itération comptable.
Rappelons que le symbole fut d’abord pour les Grecs un morceau de poterie cassée, une tessère, dont un messager emportait une moitié. Pour authentification, on vérifiait que la moitié dont il était porteur collait avec celle qui avait été gardée. Peut-on dire que le Symbolon ainsi conçu, véritable puzzle, concerne avant tout l’identité et fonctionne comme signature ? Mais quel est dans ce cas le rapport avec le « symbole » au sens moderne ? L’on pourrait certes avancer qu’il vient symboliser la division du sujet lui-même. Le sujet est en effet toujours divisé entre son acte d’énonciation et sa prise dans un énoncé qui l’assigne à résidence.
La question se pose également du moment de l’apparition du symbole dans l’échelle du vivant. Peut-on dire par exemple que chez la mouette rieuse, le mâle que l’on voit pousser un coquillage entre les pattes de la partenaire convoitée, fait de cet objet un symbole au même titre qu’un bouquet de fleurs chez les humains ? En fait, dans cet exemple,le symbole animal n’est pas articulé au langage comme c’est le cas chez l’humain. Il vient représenter, par contiguïté, une valeur et un plaisir sur le plan imaginaire, celui de la dégustation du mollusque que désigne la coquille. Toutefois, l’animal est dans la demande, celle que la partenaire lui accorde ses faveurs sexuelles.

Le symbole animal est donc à concevoir comme un indice, au sens peircien. Tout autre est le symbole imaginaire chez l’homme, c’est la thèse que nous soutiendrons ici, dans la mesure où celui-ci se différencie d’autres symboles à l’intérieur d’une structure sur le plan de l’espace. Cette structure trouve son origine sur l’espace du corps où un certain nombre d’imagos sont repérées. Ainsi, le symbole imaginaire chez l’homme ne trouve sens et pertinence que dans une différenciation portant sur des imagos, comme représentations symboliques de parties du corps. Le franchissement par l’enfant de la reconnaissance de soi dans le miroir donne lieu, avec jubilation, au cadrage de ces imagos dans l’unité du corps.

Les Arts plastiques sont évidemment le terrain par excellence de ce type de symboles. Revenons maintenant à notre bouquet de fleurs, et notons qu’il s’agit dans ce cas de l’opération d’une métaphore linguistique : la fleur est métaphorique de la beauté de la femme, mais elle emporte un flot de significations, dont au dernier terme le voeu sexuel. Le symbole est ici le résultat d’un jeu de signifiants, d’une figure de style. Il s’agit d’une substitution de signifiants, qui produit des effets de sens.

Il existe cependant une autre forme de symbole, c’est celui qui trouve la lettre pour support. Il en est ainsi dans l’activité de type symbolique abstraite chez l’homme, particulièrement palpable dans les calculs ou dans l’usage des relations mathématiques et logiques. Le maniement logique de la lettre est une activité symbolique à part entière qui ne repose pas sur les propriétés du signifiant langagier. Le symbole scriptal, ce que nous appelons "lettre", relève d’une différenciation spécifique, et il joue dans l’espace du plan, soit à deux dimensions.


Il importe cependant de ne pas perdre de vue deux notions essentielles qui apparaissent chez Lacan consubstantielles à ce qu’il nomme Symbolique : il s’agit du manque et de l’interdit. Si « le symbole est le meurtre de la chose », comme le suggérait Hegel, alors on peut concevoir que le mot, plus précisément le signifiant, vient représenter l’absent, le manquant. Dès que le mot apparaît, on passe dans un registre différent, avec pour corrélat une perte inéluctable, celle de la chose réelle. Il n’est donc nullement étonnant que les premiers symboles culturels soient en rapport avec la mort.
Il nous semble que le point nodal est bien la différence de registre ente le manque et l’interdit que l’acception lacanienne du symbolique tend à confondre dans une certaine doxa : le manque crée le désir et l’interdit soutient le désir… il y a comme une généalogie. De fait, cela semble un peu calqué sur le mythe de la faute originelle (dans le rapport à la connaissance, entendue comme la plénitude de l’Être, selon les Écriture où, à ce moment, il n’est pas question de sexe). Cette faute entraîne en conséquence la malédiction de la sexualité dont le règlement sera toujours défaillant.
Or, il faut séparer les plans du manque et de l’interdit, ce qui entraîne à déconstruire la notion de désir. N’est-ce pas l’intuition de Mélanie Klein quand elle propose les stades « prégénitaux » (l’envie n’est pas le désir) ? Mais c’est aussi ce qui peut être perçu dans la différence entre jouissance et désir. Le mot désir devra donc être revu selon qu’il concerne l’objet ( fondamental) dont on manque ou l’objet (toujours symbolique) qu’on désire malgré – ou grâce à – l’interdit.

À ce point, on peut se demander si l’idée que DI (désir situé en rapport avec l’interdit) est une métaphore de DM (désir situé en rapport avec le manque) peut être toujours admise. Il se peut que dans certains cas la civilisation permette cela. C’est en somme la promesse de l’occidentale : la faute – toujours disponible – protège la rencontre avec la faille (le manque à être). C’est pourquoi les religions du Livre ont su introduire et faire valoir leur « obsession sexuelle » au coeur de leur dispositif de la gestion du désir. La religion se maintient socialement
sans rapport avec la foi en un Dieu, grâce à ce qu’elle permet de masquer d’angoisse par la faute cantonnée au sexuel.
Il y a comme une sorte de compensation entre les deux registres du manque et de la faute. Ce qui ne peut être appréhendé d’un côté est joué à l’excès dans l’autre. La prévalence donnée dans notre culture à la fonction de la faute est sans doute ce qui a donné l’espace de la construction de la subjectivité (conscience toujours malheureuse, mais conscience d’être).

D’autres sociétés s’en dispensent. Comme le note Claude Lévi-Strauss, le primitif qui transgresse le tabou sans le vouloir ni le savoir en éprouve cependant la sanction : il meurt (physiquement et/ou socialement). C’est l’espace du tragique présent dans la tragédie grecque (Œdipe) ou encore l’obligation d’Agamemnon de sacrifier Iphigénie pour obtenir les vents favorables dont la Cité en guerre a besoin. On ne peut pas condenser sur la seule question de l’interdit sexuel l’enjeu de ces dispositifs tragiques. Ce sont des cas où les « chefs » sont en défaut d’avoir ce qui légitime leur pouvoir. Ce n’est qu’au XVIIe siècle que Racine tente de « psychologiser » – sous forme de la passion amoureuse coupable – le tragique chez Phèdre.
Sans doute faut-il donner tout son déploiement à la différence entre les plans du DI et du DM. Du côté du manque à Être, on trouve la condition tragique du sujet ; du côté du manque à Avoir, il y a toujours méprise sur ce qu’on désire et obtient (ce qui est typique de l’hystérie).
L’obsessionnel semble côtoyer beaucoup plus la question de l’Être et de la mort.

Sur le versant du manque, on voit que l’hystérique réclame son dû à l’Autre, par le déplacement d’une protestation à l’encontre d’un interdit qui provoque le manque. Elle en reçoit une déception obligatoire, attribuée à l’insuffisance de cet Autre. Cela se prête bien à la construction d’une « psychologie des relations », notamment familiales, fût-elle inconsciente. C’est aussi une psychologie de la culpabilité ou de la récrimination avec le renversement toujours possible de la faute (au lieu du manque) portée par soi ou qui grève autrui. Tout ceci est articulé par le concept de castration.
L’obsessionnel recherche quant à lui sa dette. C’est celle qui ressortit du « manque dans l’Autre », en tant que ne pas « Être assez ». Finalement la dette de tout être. (Par contre Dora en reste à l’encontre de M. K ou de son père à la déception de constater qu’ils « n’en ont » pas assez… et que Freud aurait pu « en » avoir). La castration, chez l’obsessionnel, ne semble pas opérer suffisamment en fonction d’un interdit, elle laisse aborder le manque. De l’incomplétude proposée par l’interdit (dont les objets peuvent toujours se transformer par des substitutions symboliques – un symbolique supposé sans manque… il y toujours un mot, une image, une figure qui peuvent opérer –, on passe à la confrontation avec le manque à Être propre à tout sujet parlant et qui est en quelque sorte inconditionnel (c’est pourquoi Freud est enclin à la référence à l’Urvater dans ce cas, alors qu’il discute des « mérites » du père dans le cas de l’hystérie).
Il convient cependant d’examiner si l’articulation logique du manque et de l’interdit n’est pas applicable elle-même à chacun des registres de l’Être et de l’Avoir. En effet, l’on peut concevoir que l’Être fondamental, l’Être premier de jouissance, devient à jamais perdu lors de l’accession au symbolique. Secondairement, cet Être manquant fait l’objet d’un tabou, d’un interdit ou d’une sacralisation culturelle. Le manque ontologique radical est ici recouvert par un interdit qui exonère le sujet d’une honte basique, celle de ne pouvoir jamais s’égaler à l’Être perdu.
De même, l’objet de jouissance primordial, celui que Lacan a baptisé « objet petit a », est celui qui chute dès la prise du sujet dans les rêts du symbolique. Il chute et il manque radicalement, à tout jamais. Il n’intervient que comme cause du désir. Ce manque foncier est recouvert par un interdit, qui porte au sentiment de culpabilité dès que le sujet cède sur son désir.
Ce qui se trouve interdit, c’est le fait de passer du désir à la jouissance, ce qui fait problème au névrosé.
Nous avons donc bien deux registres, mais régis par les mêmes mécanismes structuraux. Ce sont cependant les éléments sur lesquels ils portent qui semblent différer. C’est que le « symbolique » se diffracte ici en deux types de nomination : celle qui s’applique aux objets, dans
une course incessante, et celle qui touche à l’Être dans son marquage même. À cet égard, la notion de signifiant, entité biface, demande à être déconstruite : d’un côté, les signifiants renvoient par leur concaténation à la quête incessante du sens, de l’autre leur assemblage comme
lettres relève d’une écriture, d’une inscription sans cesse renouvelée, mais qui n’est pas à lire au sens traditionnel.
Cette dernière conception permet de reprendre la distinction que nous faisions tout à l’heure entre le S1->S2 et le S1->S1…, pour lui en ajouter maintenant une seconde : L1->L2 s’oppose à L1->L1…De même que S1 peut tourner à vide, en quelque sorte, L1 comme trace
fondamentale, est en mesure de ne pas cesser de s’écrire. L’automatisme de répétition trouve là son socle le plus solide.


Examinons maintenant ce qu’il en est sur le plan de l’Imaginaire. Il est en effet aisé de trouver une logique de la forme ou de l’image en quelque sorte « toujours déjà donnée » propre aux approches de la Gestalt (Goldstein, Merleau-Ponty). Lacan a retenu ce point de vue comme origine de l’Imaginaire humain, mais l’a « hiérarchisé » sous la dépendance du symbolique. Peut-être peut-on l’envisager à partir de deux pôles dialectiquement opposés :
o Le narcissique (polarité cohésion)
o Le spéculaire (polarité similitudes)
On retrouve cela, plus ou moins confusément, dans le « schéma optique » de l’expérience du bouquet renversé, mais masqué par le primat donné par Lacan à la fonction symbolique pour lier les « fleurs » et le « vase ». Le col du vase est en quelque sorte l’anticipateur d’un « rond » du nouage borroméen. Ce serait le Symbolique dont Lacan marque à plusieurs reprises dans ses textes la fonction « apaisante » à contrario de celle, déréglée, de l’imaginaire (comme il le mentionne dès le cas Aimée). Or, on peut concevoir qu'il existe une logique dialectique propre à l’Imaginaire. C’est du côté de Freud que cela est pressenti, mais sans doute trop « naturalisé » par la référence à une téléologie,

a) de l’accomplissement de l’individu [le Moi] puis

b) de l’homéostasie – qui fait retour, in fine – dans l’approche de la pulsion de mort [que nous lisons comme l’Être entamé par le Symbolique].
La question des modes d’investissement des objets d’amour est révélatrice de cette partition entre les polarités narcissiques et spéculaires (dites objectales chez Freud), avec le cas particulier de l’amour primordial porté au Père (que Lacan reprend dans la question de l’einziger
Zug).
Le narcissisme tend du côté de la cohésion mais aussi de la mort. Freud suppose que les psychoses sont déterminées par un aspect constitutionnel : libido trop faible pour investir les objets et se rabattant sur (l’image) du corps propre. Comment comprendre cela, ce naturalisme ?
On pose toujours le problème des psychoses du point de vue de la consistance du symbolique (affecté par la forclusion), mais n’y-a-t-il pas à se poser la question de la consistance de l’Imaginaire ? Faute du lestage par le signifiant du Nom-du-Père, on dit qu’il y a un déchaînement du symbolique qui fait effraction dans l’imaginaire – ce qui peut être repéré cliniquement. Mais est-ce toujours dans le même sens ? Est-ce toujours le cas pour toutes les « psychoses » ? Quelle est la consistance de l’Imaginaire dans la schizophrénie et la paranoïa ou
encore la mélancolie ? Quid de l’autisme ou bien des problématiques psychosomatiques ?
PÔLE NARCISSIQUE                                                                                            PÔLE SPÉCULAIRE
Complétude                                                                                                            Conformité
Parties/ tout                                                                                                            Sommation de traits
Pulsions partielles / unité du corps                                                                  Identifications / identité
Mais revenons pour un temps à l’agencement de nos différentes instances. Si on suppose un nouage quelconque de type borroméen entre les instances, on pourrait certes considérer que le Sens vient rompre l’astreinte du comptage qui, par nature, ne cesse pas. Mais on peut aussi se demander, par exemple, quelle est la fonction de l’écriture ou de l’identité par rapport au sens dans la mesure où un sens en engendrant toujours un autre, on verse vers la surinterprétation(paranoïa). Dès lors, d’où vient la limite ? Il y a certes le « manque » ou « l’interdit » de sens, point de vue lacanien classique… mais on pourrait aussi se poser la question de savoir dans quelle mesure, à l’intérieur d’une même instance, des éléments concaténés sont capables de produire leurs propres limites.
Par ailleurs : Quels types de « fautes » ou d’« erreurs » est-on susceptible de repérer dans ces séries ?
1 – manque d’un élément : dans le comptage, la répétition, la similitude, 1->1->1->Ø->1… donnent un résultat faux dans « l’absolu », mais qui peut être pourtant jugé similaire à une série complète. Par définition aucun élément « autre » ne peut être introduit.
2 – différents types d'erreurs peuvent affecter le processus de concaténation :
a) la chaîne signifiante 1->2->3->n peut se boucler sur elle même comme le laisse à penser chez Freud l'idée de « fixation » qui serait un « court circuit » entre deux éléments (par exemple 3 renvoie constamment à 2),
b) la chaîne peut être sans ancrage initial (cas de forclusion du signifiant maître) et l'ensemble des signifiants est alors présent sans organisation stable comme dans le délire – avant que n'intervienne la pacification par la métaphore délirante. On peut aussi concevoir que la
chaîne, ancrée en son origine, soit affectée par la perte d'un élément qu'un substitut remplace comme dans les hallucinations non psychotiques et certains phénomènes de répétition.
3 – il faut enfin faire mention d'une felix culpa dans le cas du refoulement originaire qui permet la constitution de deux concaténations, la consciente et l'inconsciente.
                                                                                        ->2 ->3 ->n            Inconscient
                                         double chaîne:
                                                                                        ->2 ->3 ->n            Conscient
                                                                                                       Rêve
                                                                                                       Symptôme…

 (imaginons ici un circuit qui va du 2 inférieur au 3 supérieur avant de revenir au n inférieur, d'où les formations de l'inconscient)


Pour que Sens, Écriture et Identité adviennent, il faut introduire une « négativité » dans les séries du comptage, de la répétition et de la similitude. Il faudrait donc que la lettre fondamentale L1 (l’équivalent du signifiant maître dans la série signifiante), par exemple, puisse cesser de s’écrire. Pensons ici à la fonction de la Verneinung opposée à la Bejahung. La sériation doit cependant être donnée pour permettre son renversement dialectique. Mais il faut se garder de l’idée d’une antécédence de l’une par rapport à l’autre (perspective génétique) et tenir, plutôt, qu’elles se réalisent l’une par l’autre au moment de leur opposition.
Par contre, il faut sans doute admettre que les séries cumulatives sont d’ordre du « toujours déjà là » comme « circuits physiques » (propres aux Gestalten biologiques – neurologiques) et que les concaténations sont elles aussi toujours présentes, mais comme ce que l’évolution a délégué aux« relations » comme capacité de culture. En somme, ne peut-on en revenir à la néoténie de Bolk ? La boîte crânienne étant de capacité limitée, l’évolution a confié à la communauté les instructions stockées auparavant dans l’encéphale. Cependant, la carence de relations ne permet pas aux « circuits » physiologiques de fonctionner et même de persister (phénomène observé aussi chez les animaux – par ex. : imprégnation ou destruction fonctionnelle d’une zone corticale inutilisée).
Reste la question de savoir si pour ces négativités (nous y ajoutons S1 et I1), il ne faut pas supposer des moments, des objets et des moyens spécifiques qui permettent de constituer des « patterns » pour les moments dialectiques qui ne cessent pas de se produire au long de la vie. Par exemple, déconstruire la notion de « castration » suivant les différents plans de la Lettre, du Signe et de l'Imago pourrait permettre de repérer les différents types de négativité ainsi obtenue et d'appréhender les conséquences cliniques des éventuels insuccès de ces processus.
Revenons à ce qui semble considéré comme acquis en psychanalyse. Dans le champ lacanien, être dans le Symbolique, c’est être dépendant de l’articulation des chaînes de signifiants. Le sujet entre dans un monde symbolique déjà ordonné, et il n’émerge qu’à s’y inscrire : un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant. L’entrée dans le langage est donc la condition de l’émergence du sujet comme de l’existence de l’inconscient. Cette centration sur le langage pose problème chez Lacan dès l’instant où l’on considère que le sujet a très tôt
affaire à plusieurs types de représentations qui font « symbole ». Il en est ainsi de son accès au monde des formes articulées autour de lui, en tant que spécifiques à sa culture. De même, il s’ouvre à un mode de lecture du donné à voir caractéristique, là aussi, de son environnement. Au delà donc de sa prise dans l’articulation des premiers signifiants apportés par l’Autre qui vient l’humaniser, il faut compter avec le repérage structural qu’il effectue des formes et des couleurs environnantes, et avec la lecture qu’il fait d’un monde déjà écrit, qui ne demande qu’à être lu. Dit autrement, le sujet est autant confronté à l’imago et à la lettre qu’au signifiant langagier. L’imago et la lettre ne le détermine pas moins que le signifiant, mais autrement.
Par l’introduction de trois versants du symbole, on voit que l’on parvient à une certaine dissociation de l’entité « symbolique ». Il y a donc lieu d’isoler le symbole langagier comme signifiant, du symbole eidétique, l’imago, qui s’appuie sur les briques formelles repérées dans la spatialité du corps et dont l’horizon est l’Idéal du Moi du sujet, et enfin du symbole qu’est la lettre, celle dont l’écriture permet de constituer un texte au travers duquel le sujet cherche à advenir, c’est à dire à écrire son Être.
Le symbole du langage renvoie donc à un sens (toujours insatisfaisant et incomplet), celui des formes de l’Imaginaire renvoie à un Idéal (c’est le sens de la transcendance symbolique : foi pour le maître, Dieu, la religion, la Patrie, le Père), et celui de l’écriture touche à la signature de l’Être. On retrouve ici les trois grandes passions humaines (autres que celles repérées par Lacan) que sont la passion pour le sens, la passion pour l’idéal de la foi et la passion pour l’existence.
Arrêtons-nous un instant à la question de la ternarité attachée à la notion de « Symbolique ». En psychanalyse lacanienne, convoquer le Symbolique, c’est introduire la dimension du Tiers, c’est-à-dire au fond faire référence à la métaphore paternelle et au Phallus. C’est qu’en effet, du fait de son entrée dans la culture, dont la langue fait partie, le petit sujet se voit coupé de la jouissance primordiale dont son Etre a pu, un temps, faire l’expérience. L’entrée dans les arcanes du symbole entraîne une disjonction entre le sujet et la jouissance. C’est ce dont rend parfaitement compte l’écriture lacanienne du Discours du Maître qui, comme on le sait, marque une impossible rencontre entre les deux mathèmes inférieurs :
                                                                                                                      S1 -> S2
                                                                                                                   ______ ______
                                                                                                                       $  //   a
La jouissance est perdue, et il ne subsiste qu’un reste, qu’un trognon, sous la forme de l’objet a. Pour qu’une jonction partielle puisse s’établir entre $ et a, il est nécessaire de parcourir tout le circuit passant par S1 et S2, soit de $ à S1, S2 et a.

C’est cette conduite de détour, ce circuit long dont parlait Françoise Dolto, qui est pour Lacan la marque du Symbolique. L’ordre symbolique est en effet en place de tiers entre le sujet et son objet de jouissance. Cette fonction tierce s’exerce par extension dans tous les secteurs de la
vie institutionnelle humaine. Pour Lacan, « la jouissance est interdite à qui parle comme tel », et le complexe d’œdipe lui-même est à entendre de cette façon, puisque le Phallus vient « médier » le rapport du sujet à l’objet qui cause son désir.
Toutefois, si le Symbolique lacanien a partie liée avec la ternarité, nous dirons qu’à l’inverse, la ternarité ne saurait concerner que l’ordre du langage. Cette ternarité fonctionne tout aussi bien chez l’Homme à partir d’autres éléments que les signifiants de la langue, ou de la lalangue. Il en est ainsi des images, des imagos plutôt, qui viennent tout autant servir de relais, comme support de médiation entre le sujet et son objet. Il en est encore ainsi dans le maniement de la Lettre, qu’elle relève du domaine logique, artistique ou littéraire. Il y a donc du ternaire chez l’Homme selon trois modalités : celle du langage, celle de l’imaginaire et celle de l’écriture. Ce constat vient bien évidemment subvertir les conceptions classiques de l’approche lacanienne, liées à la prééminence du langage dans les affaires symboliques humaines. Il permet en tout cas de rendre compte des trois facettes du Phallus, repérées en psychanalyse. Le Phallus est bien un signifiant particulier, sans signifié propre, mais qui fait sens dès l’instant où il est connecté à d’autres signifiants. Il est aussi une Imago, celle de l’organe viril ailé de la mythologie, ou encore celle de la pierre dressée. Il est encore une Lettre, gravée dès les parois du néolithique, et qui fait trace fondamentale dans tout
acte d’écriture.

De la présence de la lettre dans l’Art pariétal, nous avons en effet de nombreux
témoignages. Il semble que très tôt, en deçà de –20 000 ans, des signes géométriques aient voisiné les représentations d’animaux, pour une part de l’ordre de 20 à 30% des productions.
L’étude de cette écriture a été largement négligée, même si le préhistorien Leroi-Gourhan avait vu là une certaine clé de l’art rupestre, et avait commencé la recension de ces signes. Le travail a été repris en France par Georges Sauvet et son équipe, qui a mis en évidence l’existence d’une combinatoire de ces signes abstraits.
L’intérêt pour nous est d’insister sur le fait que les représentations analogiques animales ne précèdent pas l’écriture des signes abstraits, mais qu’ils sont concomitants. L’image voisine ici la lettre, tracée donc très tôt dans l’évolution culturelle de l’homme. L’entrée dans le Symbole se fait ici sur les deux modes.
Rappelons que, dans l’Art pariétal comme plus tard dans l’Égypte antique, la
représentation animale se fait toujours de profil, comme s’il était impossible de figurer la symétrie. Cet évitement confirme bien pour nous la nature imaginaire, au sens de Lacan, de ces productions. Par contre, nous ne disposons pas, bien évidemment, des traces phoniques des
premiers signifiants employés par nos ancêtres. Nous supputerons que ceux-ci n’étaient pas, au départ, reliés par une grammaire, et que ce n’est que sous le coup de l’instance scriptale qu’une mise en place formelle des mots a pu avoir lieu progressivement. A ceci, nous pouvons relier le fait qu’il existe justement dans les langues une ternarité fondamentale : celle du sujet, du verbe et du complément d’objet.
Mais quel est au fond l’intérêt de diffracter comme nous le faisons l’entité du Symbolique lacanien ? Il est de mieux repérer les modalités d’émergence du sujet et de constitution de la pulsion. C’est en effet d’un certain traitement de la jouissance par les opérateurs « symboliques », qui ont chacun leur spécificité, que résultent mécanismes et objets que la psychanalyse a pu mettre au jour. L’aliénation dans les modalités du Symbolique entraîne des effets de sujet, un certain mode de relation à l’objet de jouissance (introduction du fantasme, par exemple) et lanécessité d’une représentation de l’imago du corps propre.
En outre, dans un autre registre, celui d’une anthropologie qui inclut la psychanalyse, les trois facettes du Symbolique que nous décrivons ici sont constitutives des cultures humaines, et des régulations sociales des groupes humains.
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Déconstruire le Symbolique, c’est vouloir en séparer les diverses composantes, et les référer à des ordres distincts. Cela suppose d’abandonner un instant le discours analytique pour envisager ce que pourrait être une anthropologie clinique fondée à partir de la psychanalyse. Or, cette nouvelle discipline nous renvoie à la nécessité de poser des plans de rationalités typiques de l’humain, qui diffèrent en partie de ce que la psychanalyse lacanienne nous en dit. Certes, les concepts de « rationalité » ou de « capacité » sembleront aux antipodes de l’approche analytique, centrée sur la question du sujet et de ce qui échappe, précisément, à la raison. Il existe pourtant un principe rationnel dans le Symbolique lacanien, nous espérons l’avoir fait sentir dans cet article, plus exactement un triple principe. Il y a la rationalité de la parole et du langage, celle de la mise en forme de l’espace du corps, celle encore de l’écriture et de l’art. Il est impossible de ne pas citer ici l’enseignement de l’anthropologue et linguiste Jean Gagnepain, et en particulier sa Théorie de la Médiation, car il s’agit là d’une véritable théorie de la culture, en même temps qu’une approche structurale du sujet et de la « personne ».
On sait que Freud a, dès avant la première guerre mondiale, envisagé la contribution de la psychanalyse à l'étude de la culture et aux sciences humaines (Geisteswissenschaften) et la revue Imago créée par Hanns Sachs en tant que Zeitschrift für die Anwendung der Psychoanalyse auf die Geisteswissenschaften (Revue pour l'application de la psychanalyse aux sciences humaines) avait reçu son soutien. En appliquant aux champs des institutions de la civilisation, du savoir et de l'art les concepts découverts à propos des névroses, la psychanalyse n'a pas obtenu alors les résultats espérés. Sans doute, lui avait-il manqué le soin – et aussi le projet – de définir les dites « sciences humaines » avant de songer à y appliquer ses propres concepts. Cependant, l'idée d'utiliser la rationalité de l'analyse découverte expérimentalement pour répondre à l'énigme du symptôme, puis élaborée en un discours, peut être reprise à nouveaux frais et à condition d'une plus rigoureuse définition des objets et des champs où elle pourrait trouver à s'exercer.
La déconstruction du Symbolique dont nous avons ici décrit les lignes de force peut contribuer à ce que la rationalité de la psychanalyse participe, sans soumission ni surplomb, de la rationalité d'une théorie de la culture.

 


Alain Cochet
Gilles Herlédan