La Lettre dans l’inconscient chinois

 

 

 

 

 

 

La lettre est tout comme l’Être

 

 

 

 

 

La double articulation de l’écriture chinoise entre idéographie et phonétique a pu faire considérer la langue chinoise comme universelle, celle par exemple que Leibniz cherchait à inventer. La complexité de cette écriture tient au fait qu’un caractère simple peut être utilisé tantôt sur le versant phonétique, tantôt sur celui du sens. D’autre part, la majorité des mots écrits le sont à l’aide de deux caractères, l’un dénotant le son et l’autre le sens. On parle de morpho-phono-grammes. Pourrait-on avoir là une écriture qui serait plus précise, ou plus large, que la langue parlée ?

 

L’écriture chinoise insiste en effet sur la composante visuelle de la lettre, le calligramme peut se lire dans n’importe quelle langue et ses caractères n’impliquent pas de prononciation particulière. Il s’agit là d’une caractéristique applicable à cette langue parce qu’elle est monosyllabique. Pour la psychanalyste Monique Lauret : « Tous les signifiants peuvent s’y prononcer grâce à une seule syllabe et de cette manière la lettre révèle son double caractère : elle se tient au croisement de la littéralité et de sa signification, de la lettre et du signifiant. La double orientation de la lettre dans l’écriture signifie que d’une part elle sert à forger des significations lorsqu’elle se lie à d’autres lettres et que d’autre part, lorsqu’elle reste déliée, elle représente le refoulé dans la signification » 1. Il s’agit ici d’une conception du refoulé comme dépôt d’écriture.

 

Cette double orientation, entre signifiant et lettre, explique que dès qu’une langue non monosyllabique, comme le japonais, est pliée au même procédé, sa transcription se heurte à des difficultés sérieuses. C’est précisément ce que Lacan a constaté lors de sa tentative de traduction de ses Ecrits en japonais.

 

Au sujet de l’expérience analytique, Freud et Lacan ont insisté sur la fonction de lecture d’une parole. L’inconscient est à lire dans le discours du patient, la langue de l’inconscient se déchiffrant comme une lettre, la lettre de l’inconscient ; l’énonciation d’un discours étant différente de l’énoncé. Freud a créé et apporté les éléments d'une connaissance majeure dans l'histoire de l'humanité, celle du déchiffrage de la lettre de l'inconscient, celui d'une écriture « Autre ». D’où la nécessité d’un déchiffrage de ce qui peut enchaîner et aliéner le sujet dans des schémas répétitifs mortifères issus des strates infantiles. Lauret fait du reste remarquer ceci : « Il est intéressant de relever que la langue chinoise avait peut-être intégré cette notion, la langue se disant yũyán 語言, la deuxième partie du caractère le yán , étant empruntée à celle définissant la lettre, xìn, , sans la clé. La langue chinoise a cette particularité si forte d’avoir pris une écriture aussi étrangère à sa langue, qu’elle laisse possible à chaque instant la distance de la pensée, soit le passage possible de l’inconscient à la parole. La traduction laisse aussi cet espace. D’un inconscient dont les chinois ne sont pas démunis ni indifférents, contrairement à ce qu’annoncent certains philosophes »2.

 

 

 

Certes, les linguistes chinois ne doutent pas que les caractères renvoient à des morphèmes (des mots), c’est à dire à la fois à une forme phonique et à un sens. Cependant, certains d’entre eux pensent que le caractère tout entier, ou des parties combinées de celui-ci, évoquent directement l’image, la chose, le référent. Il semble là y avoir contradiction. L’idée d’une relation directe, hors mots, avec le référent reste largement admise. La linguiste Viviane Alleton insiste sur ce point : « Il me suffit de citer deux des linguistes contemporains parmi les plus avertis. Ting Pang-hsin exprime ainsi ce sentiment : «Les caractères chinois représentent non seulement un segment spécifique de la langue, mais ils ont une obscure relation avec leur référent ». William Wang écrit, à propos de l’image évoquée par un caractère simple : « Pour un chinois, le caractère pour cheval signifie cheval sans la médiation du son ma.  L’image est tellement vivante qu’on peut presque percevoir une figure abstraite galopant à travers la page » »3.

 

Pour Alleton, la spécificité visuelle de cette écriture réside dans le support qu’elle offre à une infinité de constructions d’ordre poétique. De fait, il convient de différencier le processus de lecture selon qu’on cherche à identifier un caractère isolé ou bien une suite de caractères. Pour elle, le caractère est aussi différent d’un texte que l’ « arrêt sur image » l’est de la projection d’un film. Le caractère est ouvert à toutes les connotations, mais le lecteur chinois ne le « lit » plus au sens courant, ou alors il en fait une autre lecture.

 

Cette autre forme de lecture donne lieu à de libres associations autour des renvois d’une forme à une autre. Il s’agit encore d’une recherche de sens, mais qui semble venir compléter celui qui est véhiculé par les phrases de la langue. Un sens autre, inconscient, vient s’ajouter à ce qui se dit dans ce qui s’entend, comme s’exprime Lacan.

 

L’art calligraphique vient encore ajouter une dimension, en ce qu’il autorise la créativité de l’artiste dans une recherche plastique individuelle, ce qui ouvre au lettré un espace de liberté en dehors des contraintes formelles de transcription de la langue.

 

Alleton s’élève par ailleurs contre l’idée que l’écriture chinoise serait spécifique en raison de ses origines magiques ou sacrées. Pour elle, et nous allons voir que son point de vue est contredit par d’autres chercheurs, il y a bien eu une recherche de communication graphique avec l’au-delà dans l’Antiquité chinoise, des pratiques de divination, mais c’est vraisemblablement un phénomène relativement tardif. Pour les périodes plus anciennes, nous n’avons pas de traces manifestes de cet ordre, ce qui laisserait à penser que l’oralité jouissait alors d’une position dominante.

 

Du reste, Alleton insiste sur le fait que le caractère sacré a tout aussi bien été attribué aux hyéroglyphes, à l’hébreu, à l’arabe et à bien d’autres écritures encore. Tout en reconnaissant les nombreuses qualités à l’écriture chinoise, elle soutient l’idée qu’elle fait partie de la grande famille des écritures, et qu’à ce titre elle n’est pas un « ovni » scriptatoire.

 

Pour elle, le cas chinois est loin d’être unique. Bien d’autres écritures ont puisé dans le répertoire des formes existantes dans les civilisations. Elle poursuit : « Cependant, il n’y a d’écriture au sens propre qu’à partir du moment où l’on peut tout exprimer par ce moyen, ce qui ne peut se faire que par l’intermédiaire des mots d’une langue et nécessite une correspondance régulière entre la séquence de mots et la suite des signes. Dès lors qu’une image est devenue le code d’un mot, elle cesse d’être image ». Pour le cas de la Chine, il subsisterait l’illusion que les caractères sont de petites images, pouvant se composer, et indiquant directement le sens.

 

Alleton ne remet cependant pas en question la possibilité que le jeu avec les images puisse avoir des fonctions parallèles. Toutefois, en son fond d’analyse, les mots de la langue naturelle sont toujours premiers.

 

 

 

 

Un certain nombre de linguistes chinois ont une vision différente des choses. Chu Xiaoquan précise par exemple que ces spécialistes « se réfèrent surtout aux théories post-structuralistes, en particulier à une certaine interprétation de la pensée derridienne sur le logocentrisme pour fonder une réévaluation de l’écriture chinoise. Le faible lien des caractères chinois avec la face phonique de la langue ne devrait pas, selon eux, être considéré comme un défaut congénital […] Il y a donc lieu de croire qu’autour d’un pur système graphique incarné par l’écriture chinoise peut s’ouvrir une nouvelle voie autrement plus prometteuse dans la poursuite du sens »4.

 

Pour eux, le désaveu de l’écriture chinoise du début du XXème siècle se fondait sur une analyse saussurienne de la langue qui insistait sur la nature sonore du signifiant. Ils considèrent que le structuralisme saussurien est maintenant dépassé par d’autres théories qui justifient la raison d’être de l’écriture chinoise.

 

Enfin, Xiaoquan signale l’existence d’un troisième groupe de linguistes pour qui le chinois est une langue qui fonctionne selon des principes totalement différents de ceux qui prévalent en occident. Par exemple, la langue chinoise fonctionnerait sur le support de l’image, alors que les langues indo-européennes le feraient sur celui du symbole. Ils en concluent que le chinois a un statut unique, qu’il est nécessaire de préserver.

  

 

Marquons ici une pause, et rappelons quelques fondamentaux en linguistique. Si le maniement de la lettre se fait hors sens, il ne se fait pas sans logique. Nous voyons même que la lettre est consubstantielle à la logique. Il nous faut donc interroger ce hiatus entre sens et logique.

 

Une première question pourrait avoir trait à la logique du sens : y a-t-il une logique dans l’accès au sens ? Inversement, y a-t-il du sens dans un raisonnement logique ; est-ce qu’un sens jaillit lorsque un résultat logique tombe ?

 

Commençons par poser quelques distinctions. La signification renvoie pour nous à la relation entre un signifiant pris isolément et un ensemble de sèmes qui lui sont attachés. Ces sèmes sont eux-mêmes des signifiants, mais ils sont ici en position de signifiés. C’est ce que nous fournit un dictionnaire, mais il convient de préciser que le champ sémantique des sujets individuels est toujours différent de l’acception stricte des mots. La psychanalyse le montre de mille façons. La signification relève d’un axe vertical.

 

Par sens maintenant, nous entendrons ce vers quoi tend une phrase, un texte, une parole. Le signifiant est ici articulé grammaticalement avec d’autres signifiants dans la linéarité de la phrase. Le sens jaillit généralement à la fin de la locution, par effet de rétroaction. Le sens relève d’un axe horizontal.

 

Le discours parlé tend à délivrer un sens, du fait d’une certaine organisation dans la suite des signifiants, articulés à un consensus social. Cependant, le malentendu est général : par structure, le sens perçu est relatif.

 

La logique, de son côté, s’organise sur un autre substrat formel. Une procédure est nécessaire : il convient d’abord de poser une proposition, puis d’en exprimer les conséquences tout en leurs accordant une valeur de vérité ou d’erreur. Ici, les signifiés des termes de la proposition ne consistent pas en des ensembles ouverts comme dans le cas de la langue. Ils ont très souvent trait au comptable, au nombre, au maniement d’ensembles, ce qui renvoie plutôt à des codes qu’à des signes langagiers. C’est prioritairement cela que la lettre vient noter.

 

 

 

Revenons maintenant à la place de l’écriture dans différentes civilisations, dont la chinoise. La lettre de ces langues est-elle au service du sens ou d’une logique particulière à chaque culture ? Nous pouvons appliquer notre distinction sens/signification à ce que distinguait Alleton pour les caractères chinois : au caractère pris individuellement, on attribuera une signification liée à une lecture de la combinatoire des parties de caractère ; aux caractères lus dans une suite, on cherchera un sens. Il semblerait que nous soyons encore dans une logique du signifiant. L’écriture vient redoubler la langue, mais semble fonctionner sur le même principe.

 

Toutefois, il existe un décalage entre sens et signification de l’écriture et sens et signification de la langue. Pourquoi ? Ne pourrait-on pas dire que les caractères fonctionnent sur un autre mode, ne relevant plus du mode langagier mais plutôt d’un principe logique ? Cette logique, dans ce cas, quelle est-elle, et comment serait-elle associée à l’écriture en dehors du principe de représentation de la langue parlée ?

 

C’est un fait que, de la même façon qu’il existe une grammaire qui ordonne la place des différents mots de la phrase, il existe en logique des opérateurs qui fonctionnent sur le mode d’équations régissant les actions potentiellement réalisables sur les éléments des propositions logiques. Il existe des notations spécifiques pour ces équations.

 

C’est plutôt sur cette voie que nous amène Léon Vandermeersch. Pour lui, l’écriture chinoise originelle est une véritable langue graphique unique en son genre. Elle est un système de signes écrits, inventé au XIème siècle avant notre ère, pour noter des protocoles d’opérations de divination, et non des énoncés de la langue parlée. Il s’agit de véritables équations divinatoires qui sont significatives de la conversion de la pensée magique ayant évolué de la scapulomancie primitive (divination à partir de l’observation de craquelures sur des débris calcinés d’omoplates) à une manticologie qui recherche des correspondances entre les phénomènes naturels. Ceux-ci sont notés par des signes divinatoires qui se rapportent les uns aux autres en constituant une morpho-logique de type structuraliste.

 

Vandermeersch précise ainsi sa pensée : « Le processus qui a conduit des configurations graphiques des craquelures obtenues sur os et sur écailles aux graphies de ces équations est le même que celui par lequel on peut supposer que se sont formées les langues naturelles au moyen de la standardisation des configurations vocales »5. Pour lui, le langage est vraisemblablement issu de la métamorphose de cris inarticulés en phonèmes standardisés sur lesquels ont été codés des mots. De même, les craquelures informes obtenues sur des omoplates ont été standardisées avec l’apparition de la pratique de brûlage des carapaces de tortues pour donner lieu à des proto-mots graphiques pouvant être lus. Il poursuit : « Sur cette matrice s’est ensuite progressivement développée, en s’émancipant du cadre de la divination pour servir à toutes sortes d’enregistrements, une langue graphique appelée wenyan, qui s’est perfectionnée jusqu’à devenir un remarquable instrument de création littéraire, producteur de la littérature classique chinoise ».

 

 

 

 

La prégnance de cette langue graphique primitive pourrait expliquer pourquoi l’écriture idéographique du chinois ne s’est généralisée que très tardivement, au VIIIème siècle de notre ère. Il aura sans doute fallu pour cela une influence étrangère, celle de l’écriture indienne, avec le bouddhisme. Donc : « Jusque là, le chinois parlé est resté une langue sans écriture, mais pour laquelle ce défaut était amplement compensé par l’avantage de disposer d’une langue graphique originale, riche de ressources linguistiques absentes de l’oralité. La langue graphique n’a d’ailleurs nullement été évincée par l’écriture idéographique ».

 

Pour Vandermeersch, c’est l’écriture qui donne toute sa puissance à la pensée. Pour lui, les cultures de la seule oralité restent peu ou prou dans le ressassement d’une pensée qui revient toujours sur ses premiers pas, faute de disposer du tremplin de la trace écrite qui permet d’effectuer de nouveaux élans spéculatifs. Il précise : « Mais là où il existe, ce tremplin ne lance pas la pensée dans la même direction lorsqu’il est simple écriture et lorsqu’il est langue graphique. Ce qui fait la différence, c’est que l’écriture, dès qu’elle devient alphabétique, occulte toute l’infrastructure de la première articulation de la langue, les strates profondes de la pensée d’où émanent la spéculation »6. Deux conséquences s’en suivent pour la pensée occidentale : celle-ci produit un remaniement de l’armature des idées qu’elle manipule, et d’autre part, cisaillée par l’écriture alphabétique, elle glisse facilement dans la verbosité.

 

C’est l’inverse pour la pensée chinoise : « La restructuration du lexique entier par l’apparentement systématique des graphies les unes aux autres rigidifie la sémanticité de la langue graphique au point de rendre très difficile la reconceptualisation, par la pensée créatrice, des idées que véhicule la tradition. En revanche, la spéculation, retenue par les racines du sens des mots qu’a restructuré l’idéographie, risque moins de s’emballer à vide ». D’où la plus forte cohérence de toutes les facettes culturelles dans la pensée chinoise.

 

 

 

Rappelons que du fait du brûlage des écaille de tortue, des fissurations prennent des formes typiques. Il en est ainsi des craquelures qui prennent la forme des moitiés de la lettre H : trait vertical et mini barre horizontale à droite, ou barre horizontale et mini barre horizontale à gauche. C’est cette forme schématique de la craquelure qui deviendra celle du pictogramme bu () qui signifie « divination par la tortue ». Il existe pare ailleurs quelques variantes qui ont été standardisées, à partir de certains traits pertinents, comme l’angle aigu ou obtus de part et d’autre de la branche, ou encore le tracé rectiligne, fourchu ou brisé de la branche. C’est ce type de rationalisation qui ouvre la voie de l’idéographie chinoise.

 

Les devins inscrivaient par ailleurs des formules oraculaires sur les carapaces. Celles-ci se composaient de trois parties principales : un préambule notant les coordonnées temporelles et spatiales de l’opération de divination, ainsi que l’identité du devin ; un mandat renvoyant au contenu de la divination ; enfin un pronostic sur l’issue favorable ou non à la question posée. C’est sur ce substrat que Vandermeersch relève la fabrication de néologismes graphiques composites, c’est à dire une façon de juxtaposer des éléments scriptaux. Il en est ainsi, par exemple, pour les graphies de zhen () et de zhan ( ) Tous les deux sont composés de la graphie bu, prise comme radical, et d’une sous-graphie qui, pour zhen, est le pictogramme d’un récipent, et pour zhan le pictogramme de la bouche. Il s’agit d’une sorte de rébus conçu pour signifier d’une part ce que contient la divination, c’est à dire le mandat, et d’autre part ce que « dit » la divination, à savoir le pronostic.

 

Dans les deux cas, il s’agit de néologismes de pure création graphique. C’est la toute première étape du développement de l’idéographie des équations divinatoires. Vandermeersch précise cependant : « Il ne s’agit pas de nier que celle-ci s’appuie largement sur la langue parlée, dont il suffit, le plus souvent, de reprendre le corpus lexical : les mots graphiques recouvrent, la plupart du temps, les mots du vocabulaire existant oralement. Mais la langue graphique les intègre à un nouveau vocabulaire qu’elle construit, en les recomposant en mailles d’un filet sémantique entièrement retricotées suivant les règles du liushu, « les six formes de la création graphique » ».

 

Le lexique des inscriptions oraculaires s’est progressivement étoffé jusqu’à compter 9475 graphies repérées dans le plus ancien des dictionnaires chinois, le Shuowen jiezi réalisé par le grand lexicographe Xu Shen au début du IIème siècle de notre ère. Ce qui a été fabriqué, ce n’est pas un corpus de signes singuliers de la langue parlée, mais un ensemble de néo-logismes graphiques organisés logiquement selon un réseau particulier.

 

Dans son dictionnaire, Xu Shen distingue ce qu’il dénomme wen, à entendre au sens général de proto-graphie, c’est à dire de graphies entièrement originales, non composée de graphies déjà existantes. Les dérivés des proto-graphies sont les zi (), réalisés par composition de ces sous-graphies. L’ouvrage explique chaque caractère en détaillant sa composition, mais énonce simplement les proto-graphies, qu’il n’y a pas lieu d’expliquer puisqu’elles ne sont pas composées. Xu Shen explique la graphie de zi (), qui signifie « caractère chinois », comme composée d’enfants sous un toit, ce qui renvoie à la signification de « famille nombreuse », symbole de la prolifération des graphies engendrées les unes par les autres.

 

Dans la postface de l’ouvrage de Xu Shen, on trouve une présentation des six catégories de graphies. Sont distingués les pictogrammes et les déictogrammes (pictogrammes avec marque diacritique supplémentaire), puis les caractères fabriqués par composition d’autres graphies, à savoir les syllogigrammes et les morphophonogrammes, enfin les graphies empruntées, comme celles d’homophones et celles de synonymes.

 

Détaillons ce qu’il faut entendre par syllogigramme. Il s’agit de véritables rébus sémantiques composés de plusieurs graphies simples prises comme sous-graphies dont les significations particulières se combinent pour produire la signification du composé. Les morphophonogrammes sont également composés de plusieurs sous-graphies qui ne se combinent pas sémantiquement mais se conjoignent pour indiquer d’une part le champ sémantique duquel relève la signification du composé, et d’autre part le champ phonétique auquel appartient sa prononciation. C’est ce qui donne ces associations de deux caractères, l’un donnant la forme, l’autre le son.

 

Les emprunts d’homophones sont des graphies dont la prononciation est homophone d’un mot de la langue parlée qui y est homonyme du mot à noter dans la langue graphique. Souvent la phonétique est choisie entre plusieurs homophones approximatifs en raison de quelque rapport sémantique avec le composé signifié, même plus ou moins vague, au risque d’un écart de prononciation.

 

Quant aux emprunts de synonymes, Vandermeersch explique « qu’il s’agit de graphies qui proviennent de la dissimulation de deux significations voisines connotées primitivement par un même mot graphique, mais qui est dédoublé en deux mots différents respectivement pour chacune des significations. Le plus souvent, mais pas toujours, la dissimulation se marque par une légère modification graphique 7».

 

Il est clair que les scribes-devins, au lieu de reprendre tel quel le lexique des mots de la langue parlée, ont procédé systématiquement à un reséquençage graphique, par composition des graphies les unes avec les autres. Bien entendu, les deux séquençages se recouvrent le plus souvent. Quelquefois la langue graphique reprend tel quel un segment du séquençage de la langue parlée ; d’autre fois, c’est cette dernière qui intègre des néologismes purement graphiques. Vandermeersch insiste sur ce fait essentiel que ce n’est pas du tout la même chose de repenser le séquençage de la langue pour le rationaliser graphiquement (certes dans la langue naturelle), et de recevoir tel quel le séquençage naturel en cherchant seulement un procédé graphique pour le représenter par écrit (notation de la langue parlée). De fait, on assiste à une rationalisation de plus en plus poussée du séquençage idéographique qu’a conduit une évolution portant essentiellement sur la systématisation de la structure du lexique.

 

Cette systématisation n’est pas allée dans le sens de l’évolution de l’idéographie vers une écriture phonématique, comme certains le prétendent : « Le recours aux phonétiques, loin d’être le début d’un détournement de l’idéographie vers l’alphabétisme est, à l’inverse, un expédient permettant de rester dans l’idéographie en tournant la difficulté de fabriquer des syllogigrammes »8. En effet, plus le lexique s’accroît, moins il est difficile d’en composer.

 

Il faut bien entendu tenir compte du fait que les caractères ont été simplifiés au cours des temps, par réduction au minimum du nombre de tracés élémentaires, c’est à dire des graphèmes. Enfin, l’invention du pinceau classique, au IIIème siècle avant notre ère, a conduit à donner aux caractères leur physionomie définitive, par standardisation des graphèmes sur le modèle des huit traits de pinceau dont est formé le caractère yong (),« perpétuel ».

 

L’usage de la langue graphique semble avoir largement formée la pensée chinoise. Il s’agit d’une pensée qui a pu être dite « corrélative », c’est à dire qui explique les choses par l’apparentement de leurs structures. Cela s’opère sur fond de parallélisme, de similarité des formes. Ainsi, pour Vandermeersch, la pensée chinoise est une pensée structuraliste, qui fonctionne sur une morpho-logique au lieu de l’étio-logique typique de la pensée occidentale de la causalité.

 

Cette caractéristique a partie liée à la raison divinatoire. En effet, la spéculation manticologique cherche à déterminer, par les apparentements qu’elle analyse entre les structures révélées par divination, les parentés des structures réelles invisibles. Progressivement, il y a eu systématisation des corrélations dans une cohérence générale en même temps que s’est opérée une décantation de la raison magique. Une pensée metacosmologique, fondée sur une numérologie, s’est spécialisée en la recherche d’analogies au sein de structures numériques.

 

Les devins de l’époque Yin se sont bien entendu servis de leur langue parlée pour concevoir le système des équations divinatoires idéographiques. Il ne s’agit pourtant pas là d’une écriture du chinois parlé de l’époque. Pour Vandermeersch, l’idéographie ne servait pas à noter ce que les devins disaient de chaque divination, mais ce qu’en se servant de leur langue ils pensaient de la façon dont s’articulait chaque divination. Nous sommes là au plus près d’une démarche mathématique. D’où vient donc cette symbolique graphique des équations divinatoires, se demande-t-il ? Ce qui est précisément inventé, c’est « l’expression d’une articulation structurant des polynômes graphiques en équations (pas encore en phrases).9 »

 

Pour que des marques deviennent des idéogrammes, il faut qu’elles soient articulées entre elles, c’est à dire qu’elles entrent dans une structure. Nous avons vu que la clé de l’apparition des graphies opératrices de l’articulation des équations divinatoires réside dans la production de l’opérateur bu, puis des sous-opérateurs zhen et zhan. La structure de la langue graphique émerge donc bien à partir d’un élément fondamental, véritable trait unaire de cette écriture, qui est représenté dans tous les premiers éléments graphiques, tout en ne renvoyant qu’à lui-même. Il s’agit d’un élément hors sens, mais c’est son accolement à d’autres caractères qui produit du sens.

 

A partir de ces fondements structuraux, l’auteur poursuit : « La raison pour laquelle l’aboutissement de l’évolution fut une « langue graphique » (wenyan) est que, dans ce système, le signifiant, c’est à dire les graphies crées, a continué de renvoyer directement à des référents signifiés, et, distinctement, à leur prononciation, qui n’est qu’un signifié phonique accessoire, associé à la graphie pour la signifier oralement. En revanche, dans les écritures idéographiques ou non, le signifiant graphique passe par son signifié phonique pour atteindre un mot de la langue parlée dont le référent direct est indirectement approprié par le signifiant graphique ».

 

Dans ce dernier cas, les graphies renvoient donc directement à un mot de la langue parlée, et, à travers lui, à un référent signifié. Dans la langue graphique, ce circuit fait l’objet d’un montage de ces liaisons, non pas en série, mais en parallèle : les graphies renvoient directement au référent et distinctement à une prononciation. Cette dernière ne renvoie cependant qu’indirectement au référent sémantique, par l’intermédiaire de la graphie.

 

Cette profonde différence de la structuration de l’écriture comme parole écrite ou comme langue graphique entraîne l’existence d’un écart considérable au plan des activités culturelles, et touche à la conception même de l’Homme. Si l’écriture est pure notation de la parole, celle-ci est hypostasiée, et comme la parole est le propre de l’homme, on tend vers ce que Vandermeersch dénomme le « mirage du logos ». Dans la Bible par exemple, la Genèse rend compte de la création du monde par la puissance de la parole d’Elohim ; dans le christianisme, le Verbe est, des trois personnes de la Trinité, celui qui se fait homme. « En revanche, dans la langue graphique chinoise, le mirage du logos n’est plus celui de la parole, mais celui de ce qui se dit en chinois le wen (), la lettre idéographique, hypostasiée non pas en écrit d’un créateur, mais en Dao, projection phénoménale de la raison graphique des choses ». Le Dao est la raison de la surnature, que seul un chaman ou un Saint pénètre directement, et qui se traduit analogiquement dans les observations divinatoires.

 

Dans la culture chinoise, l’écrit a été élevé à un statut qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Le respect de la lettre a presque un caractère extravagant, à tous les niveaux de l’écriture, même celui du moindre papier sur lequel ont été griffonnés des caractères. Des sortes de pagodes étaient du reste disposées pour que puissent être brûlés tous les papiers écrits, de façon à éviter qu’ils ne soient jetés n’importe où.

 

Sur ces bases, la culture chinoise a voué un véritable culte à la littérature. Le mandarinat lui-même n’est pas à considérer comme une bureaucratie, mais plutôt comme une littérocratie, au sens où l’on parle ailleurs de théocratie. La littérature chinoise a pris par métonymie le nom même de la « lettre idéographique », wen. Il s’agit là d’un mot ancien connotant l’insignité, sur lequel s’est développé en Chine toute une philosophie de la littérature, dont le représentant le plus éminent est Liu Xie (465-522). Pour lui, la langue graphique transcendentale dévoilant le « supraphénoménal » a suppléé aux insuffisances de la parole, inapte à dépasser l’expression triviale de l’ « infraphénoménal ». La littérature devient ainsi le « wen du Dao », c’est à dire l’insigne expression graphique de la Raison transphénoménale des choses.

 

Dans cette culture, la quintessence de la pensée s’exprime littérairement. Nous sommes ici loin de la littérature occidentale, aux origines orales. Pour l’Occident, une première vision du monde a été délivrée à partir des chants épiques des aèdes, nourris de mythes et légendes transmis oralement. Une saisie par l’écriture est ensuite venue donner à ce fonds culturel une dimension psychologique et théâtrale, d’où l’apparition de la tragédie, puis du roman. De son côté, la littérature chinoise a pour fonds sept à huit siècles d’écrits administratifs produits par les scribes-devins à partir des divinations. Ce soubassement est devenu le socle de la littérature d’auteur.

 

La pensée chinoise oppose la trivialité de la langue parlée, adaptée seulement à l’intercommunication immédiate, à la puissance de la langue graphique, capable de transcender le temps et l’espace pour découvrir la raison transphénoménale des choses. Les disciples de Confucius, comme du reste les scribes-devins chargés d’enregistrer discours, faits et gestes du Fils du Ciel, ne pensent pas du tout à calquer des paroles. Ils s’efforcent de convertir en idéographie le discours parlé, même s’il subsiste quelques scories d’oralité. Il s’agit donc bien de traduire la langue dans une nouvelle structure, conçue comme beaucoup plus large et plus profonde, ayant sa propre texture.

 

 

 

 

 

 

Il existe bien sûr une rhétorique dans la langue parlée, mais celle-ci semble totalement immergée dans la rhétorique graphique, qui impose ses propres figures. C’est ce qui donne toute sa singularité à la poésie chinoise. Le duiwen, par exemple, est une figure de style spécifique de la langue graphique, que l’on rapproche souvent du parallélisme dans la littérature occidentale. De fait, nous précise Vandermeersch, « La figure de langue chinoise est bien plus puissante. Elle consiste en symétrie sémantico-syntaxique. Deux parties d’une phrase, ou deux phrases, ou plusieurs phrases qui se répondent, sont devenues symétriques à la fois dans la forme du signifiant et dans le référent signifié »10. Cette symétrie est une figure qui fait se refléter l’ordre cosmique dans la structure même de la langue graphique qui l’exprime : « Ce n’est pas seulement le sens général de la phrase qui découvre la portion visée du réel, c’est, bien plus finement, le même maillage qui se retrouve, d’une part, dans la composition entre eux des termes signifiants et, d’autre part, dans la composition entre elles des réalités signifiées ». Cette figure est donc typique de la pensée corrélative.

 

Si, pour le linguiste Roman Jakobson, la poésie est hésitation entre le son et le sens, alors nous pourrions dire qu’il existe de surcroît l’hésitation autour de la lettre dans la poésie chinoise. Certes, cette dimension n’est pas absente dans la poésie occidentale, mais la lettre alphabétique n’a aucunement les possibilités combinatoires que possèdent les caractères chinois. La poésie est ici au carrefour de la langue orale et de la langue graphique. C’est du reste ce qui explique la difficulté à traduire les vers chinois. La figure du parallélisme (duiwen pour être plus précis), par son organisation spatiale, introduit un autre ordre dans la progression linéaire du langage, un ordre qui tourne sur lui-même, dans lequel les signes se répondent et se justifient à l’intérieur d’une structure dont la topologie pourrait se rapprocher de la bande de Möebius.

 

 

 

Marquons ici un pas. La question qui nous intéresse est bien entendu celle du rapport entre la langue dite « naturelle », la langue parlée, et la langue graphique qui se distingue par ses propres lois. Nous avons relevé à plusieurs reprises que les premières équations manticologiques composées de morphophonogrammes ne pouvaient s’écrire que dans le champ déjà existant de la langue parlée. Il fallait déjà des mots pour qu’une écriture soit possible, il fallait déjà être immergé dans ce que Jacques Lacan appellera le Symbolique.

 

Ce qui se dégage cependant progressivement, c’est que la langue graphique vient constituer son ordre propre, et que celui-ci s’avère autonome et pérenne (sur plus de 30 siècles). Il est donc plus que pensable que le système d’écriture ait pu influencer les mots même de la langue parlée, mais aussi le jeu des significations attachées à ceux-ci. On ne peut, par ailleurs, écarter l’idée qu’il y ait en chinois deux chaînes de sens qui se déploient simultanément : la première est celle de la langue parlée, dite naturelle, et la seconde celle qui est guidée par l’enchaînement des caractères, qui raconte tout autre chose, tout en ayant cependant des rapports tropiques avec les mots de la langue. Il y aurait donc eu interaction entre nos deux types d’expression.

 

Faisons maintenant un pas de plus. Ne pourrait-on pas dire qu’il en est toujours ainsi, c’est à dire que dans n’importe quel système linguistique, il existe une collusion entre graphèmes et phonèmes pour donner naissance à des mots ? Peut-être est-ce le sens de cette phrase de Lacan prononcée lors de son Séminaire dit « chinois », D’un discours qui ne serait pas du semblant, prononcé en 1971 : « …l’écriture, en somme, c’est quelque chose qui se trouve, du fait d’être cette représentation de la parole …représentation, ça signifie aussi répercussion, car il n’est pas du tout sûr que sans l’écriture il y aurait des mots » ?

 

Il existerait alors une sorte de chiasme : d’un côté le flux phonique serait progressivement modulé par des formes de représentation écrites, jusqu’à l’isolation de ce que nous appelons mots, et de l’autre un système primordial d’écriture, constitué sans doute de pictogrammes s’épurant dans le temps jusqu’à donner ce que nous appelons lettres, se trouverait phonétisé et progressivement repris dans le flux de la parole.

 

Ces graphèmes, ces pictogrammes, sans doute les rencontre-t-on partout, pour autant qu’il en existe de nombreuses traces gravées sur les parois rocheuses depuis le Paléolithique. On les associe à une proto-écriture, sous-entendu...de la langue parlée. On ne trouve guère d’auteur qui développe l’idée que la langue elle-même pourrait, d’une certaine manière, s’originer de ces traces primaires.

 

Il n’y a cependant pas que la trace sculptée ou écrite, il y a aussi le geste. Certains anthropologues pensent que l’homme a très tôt disposé des deux moyens de communication : gestes et mots articulés. Le deuxième moyen d’expression l’aurait emporté car il fonctionne tout aussi bien la nuit. Le geste est en tout cas proche de l’écriture : il met en jeu le corps et s’exprime dans un espace à trois dimensions. Impossible ici de na pas faire référence à la langue des signes, une langue bien évidemment non phonique et qui permet pourtant l’accès à une profondeur de pensée qui semble ne rien envier à celle générée par les langues parlées. Il est donc possible de constituer une langue faite purement de signes gestuels, de mimiques, et de la munir d’une syntaxe, d’un lexique et même d’une stylistique. La langue des signes comporte pourtant un nombre réduit de paramètres, ce qui la rend économique, alors même qu’elle peut donner lieu aussi bien à la poésie qu’aux pensées abstraites, ou qu’à l’expression des sentiments.

 

L’écriture à proprement parler nous paraît davantage relever d’un cousinage avec l’expression gestuelle que d’une filiation directe. L’on pourrait certes penser à l’usage de la trace écrite comme projection sur une surface plane de l’espace corporel dans lequel évolue le geste. Cependant, la dimension de l’opposition fond-forme nécessaire à l’écriture est mois évidente dans le langage gestuel.

 

Revenons maintenant au cheminement de la réflexion de Lacan concernant l’écriture. Il est clair que pour lui, l’écriture est avant tout une représentations de mots. Les mots sont déjà là, avant qu’on en fasse une représentation écrite, avec tout ce que cela comporte. Aussitôt cependant, comme nous l’avons déjà vu, il avance cette idée que sans l’écriture, il n’y aurait peut-être pas de mots. Donc, une écriture peut travailler une langue, comme il se voit dans la langue japonaise à laquelle il fait référence. Si cette opération peut s’opérer, c’est au titre « linguistique », au point où la linguistique atteint la langue, c’est à dire toujours dans l’écrit. Il enchaîne du reste : « Parce qu’il faut bien vous dire, c’est naturellement ceci qui saute aux yeux, c’est que si Monsieur De Saussure se trouvait relativement en état de qualifier d’arbitraire les signifiants, c’est uniquement en raison de ceci qu’il s’agissait de figurations écrites. Comment est-ce qu’il aurait pu faire sa petite barre avec les trucs du dessus et les trucs du dessous, dont j’ai suffisamment usé et abusé, s’il n’y avait pas d’écriture »11. On ne parle jamais du langage qu’à partir de l’écriture. Presque à l’opposé, il remarque cependant un peu plus loin que l’écriture, c’est aussi ce dont on parle, comme c’est particulièrement le cas dans les démonstrations mathématiques. Il y a une fonction de la parole qui amène du sens à partir des petites lettres des équations. On retrouve la relation dialectique que nous avons relevé plus haut.

 

Parler de métalangage ici est tout à fait inapproprié. Bien plutôt avons-nous affaire à une relation croisée : le Logos se retrouve analysé par la grille structurale du champ de la Lettre (champ de ce que nous avons appelé le Scriptal), mais d’un autre côté, le Logos vient donner sens commun, au travers d’une grille structurale qui lui est propre, à ce qui relève de structures scriptales. Il y a donc une analyse mutuelle des deux domaines.

 

Nous ne saurions donc souscrire à l’idée que la Lettre relèverait du Réel, et le signifiant du Symbolique, comme l’avance Lacan. De même, dans notre perspective, l’écrit ne se fabrique pas du langage, mais émerge en même temps que la parole articulée phonétiquement.

 

L’inscriptible dans le « langage », c’est justement ce sur quoi se fonde la Science, et s’il n’y a pas de logique sans maniement de la lettre, il faut relever que la part que prend la logique dans la science n’est pas mince. Comme le précise Lacan, la voie scientifique se fonde sur la vérification, c’est à dire sur ce qui s’attache à saisir où s’arrête la fiction, cette dernière étant pensée pour lui inhérente au langage. Ce qui se voit dans la découverte newtonienne, par exemple, c’est précisément qu’aucune fiction ne s’avère satisfaisante en dehors de l’une d’entre elles qui abandonne tout recours à l’intuition pour s’en tenir à un certain inscriptible. Il précise : « C’est donc en quoi nous avons à nous attacher à ce qu’il en est de l’inscriptible dans ce rapport à la vérification ».

 

La logique, de son côté, comme discipline, a le plus grand mal à se justifier elle-même. Les progrès relevés semblent toujours reposer sur des avancées dans l’inscription des articulations logiques, elles-mêmes incapables de définir ni leurs buts ni leurs principes. La logique relève d’une pratique d’écriture qui ne doit rien à la dynamique du sens tel qu’il est véhiculé dans la parole par les signifiants.

 

 

 

Comme conclusion provisoire, nous retiendrons l’idée que sens et logique relèvent de deux ordres différents. Pour le dire simplement, un résultat logique n’a aucun sens, et il n’y a aucune logique dans ce qu’on entend par sens. Ce n’est que secondairement qu’un résultat logique peut prendre sens, mais à l’intérieur de l’univers déjà constitué du sens. De même, il est parfois possible de logifier le processus d’apparition du sens (la linguistique chomskienne en a fait ses choux gras, par exemple).

 

Il est une autre approche, très singulière, qui doit nous intéresser concernant l’intrication entre nos deux concepts, c’est celle de Lewis Carroll. Nulle part ailleurs, on ne trouve dans une oeuvre cet excès de prise de la dimension logique sur la sémanticité des échanges parlés. Carroll est un logicien aristotélicien, passionné par les syllogismes. Il traite d’une logique de premier ordre, celle des propositions, et n’intègre pas les quantificateurs (soit le « il existe … » ou le « pour tout … ». Dans les dialogues qu’il écrit, Carroll montre de quelle façon le sens, à être porté avant tout par un raisonnement logique, débouche très rapidement sur l’absurde. L’inverse n’est pas vrai ici, car jamais le sens ne vient remettre en cause les fondements de la logique. Le genre littéraire du nonsense est paradoxal car il produit d’un côté des contes à dormir debout en poussant la langue dans ses derniers retranchements, en produisant en particulier des mots qui n’existent pas (mais qui pourraient très bien exister logiquement), alors que d’autre part il maintient les structures grammaticales habituelles. La logique intervient donc dans la fabrication des mots ainsi que dans le maniement des termes de la phrase, sans qu’il y ait modification des règles de grammaire.

 

Gilles Deleuze a traité de cette question dans son ouvrage Logique du sens12, qu’il conviendrait du reste de rebaptiser « Topo-logique du sens » dans la mesure où il cherche à spatialiser sur trois niveaux l’articulation des différents concepts qu’il déploie. Toutefois, la grande absente de son système est bien la dimension scriptale, qu’à aucun moment il n’isole de la fabrication du sens.

 

Il rejoint Frege, Wittgenstein et Husserl pour souligner un aspect fondamental du sens : sa neutralité par rapport à la valeur de vérité des propositions, c’est à dire qu’une proposition fausse n’a pas moins de sens qu’une proposition vraie. Indifférent au vrai et au faux, le sens est seulement en rapport avec le non-sens dans le langage. Deleuze se démarque pourtant des auteurs que nous venons de citer en ce qu’il va jusqu’à revendiquer le primat du non-sens sur le sens dans le langage. De surcroît, le sens n’est pas pour lui seulement condition neutralisée du vrai, c’est une instance productrice qui assure la genèse du vrai.

 

Sur le premier point, nous dirons qu’en effet, l’infans a tout d’abord affaire à des arrangements signifiants, voire à une logique du signifiant comme le propose Jacques-Alain Miller, avant que n’émerge le sens proprement dit. Or, ce sens apparaît d’emblée sexuel pour peu qu’un signifiant particulier soit positionné en place de représentant de la jouissance (Phallus en psychanalyse). Par contre, le sens ne nous paraît pas pouvoir produire le vrai puisqu’ils sont tous deux attachés à des dimensions différentes.

 

Pour nous, la logique est du côté de l’écriture du comptable, alors que le sens est une production de l’articulation de signifiants entre eux. Cette logique du nombre, nous la voyons très rapidement à l’œuvre dans la manticologie chinoise. Très rapidement, on passe en effet d’une matrice associant plusieurs craquelures d’un certain type repérées sur les carapaces de tortues, à une matrice associant six nombres déterminés. Toutefois, les nombres tirés au sort (6 en tout) à partir d’un nouveau matériel, les tiges d’achillée, ne sont pas représentés par des chiffres mais par une notation algébrique qui n’en exprime que la caractère pair ou impair. A partir de là se constituent des hexagrammes (64 au total) écrits par superposition de traits différenciés. Ceux-ci, produits par un procédé purement logique, reflètent le jeu des forces cosmiques qui entraîne l’advenue de telle ou telle conjoncture. Ils sont les figures de tous les phénomènes pouvant advenir par mutation les unes dans les autres de toutes les conjonctures possibles. On voit ici, tout à fait à l’image de ce qui s’est passé en Mésopotamie, qu’écriture et pratique du nombre sont liés au tout départ. Une logique d’ordre mathématique est en tout cas émergente dès la pose des premiers caractères d’écriture. Elle débouche sur les caractéristiques du Vrai et du Faux.

 

 

 

Peut-être faut-il donc qu’il y ait collusion entre sens et logique pour qu’apparaissent les mots de la langue parlée ? L’exemple de l’enchevêtrement de la langue et de l’écriture chinoise nous conforte dans cette hypothèse.

 

 

 

 

 

Alain COCHET

    avril 2019

 

 

1 M.Lauret, « Le chinois de Freud et de Lacan au plus près de la lettre », https://www.lacanchine.com/Lauret_01.html

 

2 idem

 

3 V..Alleton, « L’écriture chinoise : mise au point », La pensée en Chine aujourd’hui, Folio essais, p. 258.

 

4 C. Xiaoquan, idem, p.297.

 

5 L. Vandermeersch, Les deux raisons de la pensée chinoise, NRF, 2013, p. 12.

 

6 idem, p.17.

 

7 idem, p. 78.

 

8 idem, p. 83.

 

9 idem, p. 146. 

 

10 idem, p.163.

 

11 J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 10 mars 1971, Seuil

 

12 G. Deleuze, Logique du sens, Ed. de Minuit, 1969.

 

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La Lettre dans l'inconscient chinois
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