Alignements néolithiques : une proto-écriture ?

 

 

I)

Alignements de Carnac : une proto-écriture ?

 

 

 

 

A partir de quand peut-on parler d'écriture ? Certainement bien avant que les signes tracés soient utilisés pour noter les phonèmes du langage. Nous dirons qu'il y a écriture à partir du moment où existe un système de lettres, dont chacune n'existe que différentiellement aux autres (suivant en cela le modèle saussurien), ce qui rend possible une combinatoire entre elles. L'écriture, cependant, se caractérise par un mouvement second : les lettres différenciées, en nombre toujours limité, sont agencées dans un espace. Il peut sagir d'un espace à deux dimensions (paroi par exemple) ou de type linéaire (le plus souvent). Dans ce dernier cas, ce sont les lignes de texte qui viennent progressivement occuper un espace à deux dimensions.

Nous définissons ainsi une structure, qu'il est possible de compléter avec l'existence d'une lettre neutre, qui fonctionne comme embrayeur. Nous verrons en quoi elle consiste.

Or ces lettres, à l'origine, se trouvent elles-mêmes composées à partir d'assemblages de « signes », soit des motifs peints ou gravés, qui sont des représentations symboliques d'objets ou d'animaux sacrés. Chaque lettre est porteuse d'un certain nombre de ces motifs, et ceux-ci sont placés dans un certain ordre, toujours différent de ce que porte une autre lettre dans la structure.

Sur quel type de support vient donc s'apposer la lettre, et sous quelle forme se présente-t-elle? Au néolithique, nous avancerons qu'il s'agit avant tout de blocs de pierre sculptés et peints. Chaque pierre est porteuse d'un certain ordonnancement de signes, et les pierres sont le plus souvent alignées, soit en cercle, soit en lignes droites. Nous en arrivons ainsi à la thèse de cet article, à savoir que les alignements de menhirs à Carnac (mais aussi bien ceux de Saint-Just en Bretagne par exemple) consistent en une proto-écriture ; il s'agit de lignes de textes écrites sur la page blanche des landes environnantes.

Il convient de préciser aussitôt qu'il serait vain de chercher un message derrière ces suites de menhirs. Nous sommes en présence d'une sémasiographie1, soit un système de signes graphiques porteurs d'un certain sens, mais dont le fonctionnement ne s'appuie pas sur une représentation directe de la parole. Elle ne comporte pas non plus d'indications grammaticales.

Il existe donc une écriture, au sens plein, qui ne relève pas d'une phonétisation de la parole. Elle repose également sur une structure logique, mais la question se pose de la nature du sens qu'elle permet de véhiculer.

 Un certain nombre de cultures qui appartiennent à la préhistoire ont produit des systèmes graphiques, qu’on appelle traditionnellement « pré-écritures » ou « proto-écritures ». Pour ne citer que quelques exemples empruntés à l’espace européen préhistorique : l’écriture de Vinça (Balkans, 3200-2600 avant J.-C.), l’écriture de Hallristinger (Norvège, 2500-2000 avant J.-C.), les gravures du Mont Bégo (France, 3300-1800 avant J.-C.), les pétroglyphes de Valcamonica (nord de l’Italie, du 8e au 1er millénaire avant J.-C.). Pour la linguiste Isabelle Klock-Fontanille 2 : «  L’écriture assumerait deux familles de fonctions :

    -des fonctions glossiques : dans le premier cas, les signes scripturaux ont pour plan de l’expression des fonctions ou des données du code linguistique (ce sont ces seules fonctions qui, d’habitude, retiennent le linguiste tenant de la conception stricte de l’écriture) 

    - des fonctions grammatologiques : dans ce second cas, les signes graphiques ne renvoient pas seulement à des fonctions du code linguistique, mais assument une autre fonction sémiotique rendue possible par l’inscription de l’écriture dans l’espace ».

Aussi propose-t-elle la fondation d'une grammatologie intégrationnelle qui ne poserait aucune hiérarchie entre les écritures (avec ou sans langue), et qui ne retiendrait pas le critère de la datation : l'écriture est une figure structurale mais aussi une totalité historique.

 

Ces vues s'accordent avec la conception structuraliste développée plus haut. Il va nous falloir cependant, inspiré par la psychanalyse lacanienne, effectuer un saut conceptuel allant du système logique à la pulsion, caractéristique du sujet humain. De la même façon que Lacan introduit le concept de linguisterie pour définir l'usage particulier que la psychanalyse peut faire de la linguistique, ou de la topologerie par rapport à la topologie mathématique, nous proposons le concept de Scriptal par rapport au scripturaire. Dans les trois cas, il s'agit de rendre compte des façons singulières dont la pulsion en vient à s'accoler à une structure.

Ainsi, le Scriptal est l'ordre de l'écriture, mais en tant que se trouve là accrochée une pulsion fondamentale du sujet. Cette pulsion, nous l'appelerons Daseintrieb, c'est à dire une quête de l'être-là, une recherche absolue d'identité. Contrairement à ce qui est généralement pensé, il s'agit là d'une force considérable, capable de faire déplacer des montagnes (ceci est à prendre au sens propre), ce qui nous ramène aux alignements de menhirs. Le Scriptal a encore rapport aux inscriptions portées sur les sépultures des défunts : l'identité n'est jamais tant inscrite qu'avec la mort du sujet. 

 Il nous paraît que la Daseintrieb, qui porte donc le sujet à trouver des marques d'identité, à se poser en tant qu'Etre, possède un prolongement à l'échelon de la psychologie des foules et des organisations sociales. C'est ce qui pousse les groupes humains, quels qu'ils soient et jusqu'aux nations mêmes, à faire l'unité autour d'une marque d'identité. L'histoire prouve que les sociétés oscillent avec le temps entre repli identitaire et ouverture à l'autre. Dans le premier cas, le risque est toujours grand d'un conflit identitaire avec d'autres groupes, généralement sur la base de revendications territoriales. C'est presque toujours sur le terrain des marquages de territoires, des frontières, que se jouent les conflits armés, c'est à dire les guerres. Ce point est central dans toute polémologie. Dit autrement, c'est lorsque le Scriptal pousse à aller trop loin que le danger de la guerre se profile. Inversement pourtant, quand cette instance ne joue pas suffisament son rôle, le groupe humain perd sa consistance et finit par être dilué dans un ensemble social plus large (quand il n'est pas détruit par quelque envahisseur soucieux de son identité). Le sujet individuel comme la société sont sur ce point convoqués à un positionnement éthique, soit précisément celui qu'Aristote préconisait en terme de vertu de la bonne moyenne.

 

Tout champ politique est du reste traversé par la question d'un positionnement face à ces deux extrêmes dans le champ identitaire. Il l'est également par celle d'un positionnement devant les deux extrêmes de toute conception économique : celle d'une rigueur budgétaire qui finit par affamer le peuple tout en produisant toujours plus de richesse pour certains privilégiés, et celle d'une prodigalité voulue pour tous à part égale, ce qui s'avère impossible à mettre en place puisque la jouissance s'avère incontrôlable.

Il est hautement vraisemblable que ces choix fondamentaux existaient déjà au néolithique. Nous avons de nombreuses preuves des conflits meurtriers existant à cette époque entre les groupes humains (voir les ossements d'Achenheim en Alsace, par exemple). De même, on pourra noter la différence de statut à partir du raffinement des objets et vêtements relevés sur les dépouilles de certains dignitaires de l'époque, dans un comparaison à d'autres simples tombes.

  

Après ce petit détour, revenons à notre questionnement. Comment donc situer la place de l'écriture dans cette perspective ? Dans les cultures humaines, on peut avancer que la mort est ce réel radical, ce manque absolu qui, tout en créant du trou dans le maillage de l'ordre Symbolique, pousse précisément à poser des formes nouvelles de symbolisation pour venir « recoudre » ce qui a été déchiré. C'est à ce point hors-sens que l'écriture, au sens large que nous défendons ici, est convoquée. La marque, la trace, le trait unaire représenté par le nom ou le symbole du défunt viennent à être apposées, gravées, c'est à dire écrites sur les tombes du disparus.

Ces inscriptions existaient, à n'en pas douter, sur les menhirs bretons, sous la forme de symboles. Toutefois, la complexité des gravures nous font penser qu'il y avait plus que cela. L'examen de la paroi du grand menhir de Locmariaquer, dans le golfe du Morbihan, permet de repérer un certain nombre de symboles, dont l'ordonnancement n'est fondamentalement pas compris aujourd'hui. Disons qu'existe une certaine combinatoire de signes (hache, cachalot, ruminant, etc...) qui nous échappe. Sur certains autres menhirs de Carnac, des signes similaires ont été relevés, mais apparaissent soit isolés (encore faut-il tenir compte de l'érosion des parois), soit dans un ordre différent. Chaque pierre est donc porteuse d'une charge particulière. Notre hypothèse se déploie à partir de là : il se peut que chaque menhir soit porteur d'un corpus de signes qui ne prend valeur que dans sa différence avec les autres, exactement comme en phonologie. Chaque pierre est ainsi une lettre, différente des autres parce que porteuse d'un assemblage unique de signes.

D'où une première conclusion : nous avons affaire à des lignes de lettres écrites sur le sol de Carnac. Nous sommes dans une préfiguration de l'écriture, une proto-écriture.

On ne peut que noter avec émerveillement l'intensité de l'énergie dépensée par les hommes du néolithique pour parvenir à une scriptalisation, c'est à dire à une symbolisation scripturaire de la mort. C'est donc que l'enjeu est de taille (comme la pierre), et que le Daseintrieb est indéniablement à l'oeuvre.

Relevons donc bien qu'il existe deux niveaux d'articulation. Le premier concerne l'arrangement des signes sur les parois de pierre, alors que le second a trait à l'arrangement des pierres dans l'espace-support. Nous souhaitons montrer que dans les deux cas, il existe un élément particulier qui semble avoir une fonction spécifique, un rôle par rapport aux autres éléments. Au sein de la batterie des symboles relevés à Carnac (des signes donc), on relèvera la place récurrente de la hache, parmi les autres figurations. Du côté des pierres maintenant, on notera l'existence fréquente d'un monument particulier, qui détonne par sa taille ou sa forme. Dans le cas de Carnac, le grand menhir de Locmariaquer tient une place fondamentale en ce qu'il est le plus grand (21m) et qu'il se trouve placé en tête d'une suite décroissante de menhirs.

Cette proto-écriture, qui ne colle pas à la parole, ne véhicule pas un sens analogue à celui du langage parlé. Il s'agit sans doute d'un sens ouvert, où la logique a une place prépondérante. C'est peut-être une écriture qui débouche sur l'infini des combinatoires de signes, qui ouvre alors à l'infinitude de la vie conçue après la mort. Il y a donc une composante mathématique à considérer, celle que l'on retrouvera plus tard dans le développement des marques d'écriture sous la forme de combinatoires de graphèmes, eux-mêmes obtenus à partir de la simplification des signes figuratifs.

Nous ne pouvons avancer, comme le soutient Lacan dans son Séminaire « l'Identification », que les formes d'écriture attendaient d'être phonétisées. Nous dirions plutôt qu'elles avaient leur propre raison d'exister, et que le marquage phonétique consiste en une utilisation particulière de celles-ci, à côté d'autres. En effet, il faut souligner le fait que la médiation de l'alphabet pour rendre compte des phonèmes du langage parlé fait perdre la dimension idéo-grammatique de l'écriture, ce qui n'est pas sans conséquences sur la pensée. 

Cependant, il nous faut tempérer quelque peu l'enthousiasme qui naît d'avoir pu repérer un système logique à l'oeuvre dans les proto-inscriptions du néolithique. Il est honnête de devoir indiquer que le système n'est pas forcément parfait, qu'il semble y avoir des imperfections ou des contradictions logiques, et que les hommes étaient là sur la trace d'un système de représentations qu'ils ne maîtrisaient pas intégralement. Plutôt peut-on avoir l'impression qu'ils étaient guidés par un tropisme vers l'apposition d'une écriture, mais que le système était en construction. Ce qui était en jeu, c'était la constitution de l'instance du Scriptal, c'est à dire cet appareil de régulation qui relie le champ technique et logique des inscriptions (et par extension des lettres) à celui d'une pulsion ontologique. Les travaux pharaoniques nécessaires à l'érection de ces lettres de pierre sont bien à la hauteur de la tâche fondamentale de mise en place d'une structure psychique chez l'homme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

II)

 

 

L'énigme de la Lettre en psychanalyse

 

 

 

 

 

Classiquement, l'analysant se présente au départ comme porteur d'une énigme.  Or, toute énigme, nous précise Freud, du symptôme au rêve, s'avère chiffrée. Il nous parle à de nombreuses reprises du rêve comme d'une énigme qui doit être déchiffrée, et on ne peut manquer de rappeler la référence de la psychanalyse au déchiffreur d’énigmes que fut Œdipe, voire au déchiffreur de hiéroglyphes que fut Champollion.

Lacan, de son côté, a plutôt insisté sur l'existence d'une discordance entre l'énonciation et l'énoncé : une énonciation dont l'énoncé resterait dans l'ombre caractériserait l'énigme. Nous n'avons plus ici affaire au sens pur, et nous sommes renvoyés à l'acte énonciatif du sujet.

Le chiffrage concerne la logique de la lettre. Qu'est-ce donc qu'une lettre, à entendre au sens de la psychanalyse ? Il s'agit d'une unité matérielle faisant partie d'un système fonctionnant sur le principe de la différenciation, tout à fait comme en phonologie. Cette unité est à l'origine porteuse d'un certain nombre de signes, marques, symboles, gravures. Il existe un nombre limité de ces unités dans la structure logique, qui présentent donc la particularité d'être toutes différentes les unes des autres. Cependant, sur le fond de cette structure logique, chaque unité est reproduite un certain nombre de fois dans la casse du scripteur.

Dans un deuxième temps, ces unités sont disposées selon certains critères spatiaux, d'abord historiquement dans un espace bi ou tri-dimentionnel, puis sous forme de ligne ou de cercle.

A cette définition générique s'ajoute en psychanalyse la dimension pulsionnelle et la dimension subjective : sur le plan ontologique, la Lettre identifie le sujet (toujours de manière provisoire) mais est aussi le véhicule d'une pulsion ontique fondamentale.

La façon la plus simple de se représenter la lettre est de faire référence à la carte à jouer, mais pas dans n'importe quel jeu. Les cartes doivent être soumises au critère de la différenciabilité, mais il doit y avoir plusieurs exemplaires pour chaque carte. De plus, le jeu doit donner lieu à une mise à plat des cartes, exactement comme on le fait au poker, dans les jeux dits « solitaires » ou dans le tirage des cartes. Dans les deux premiers cas, on obtient une suite ou un certain arrangement logique des cartes qui prend sens au regard des buts du jeu. Dans le troisième, la suite aléatoire est censée révéler le destin du sujet, comme c'est toujours le cas dans les pratiques divinatoires.

A ce sujet, il est bon de rappeler que l'apparition de l'écriture semble avoir rapport aux pratiques divinatoires, précisément en Chine. La lecture des craquelures sur les écailles de tortue préfigure la lecture des premiers caractères d'écriture qui en dérivent. Pour le sinologue Léon Vandermeersch, il s'agit au départ d'une idéographie, « c’est-à-dire d’un système de signes graphiques conçus pour représenter non pas, comme font les alphabets, des phonèmes, unités de la deuxième articulation du langage et eux-mêmes signes des mots qui sont, eux, les unités de la première articulation, mais pour représenter directement cette première articulation. Notation des « idées », disait Champollion à propos des hiéroglyphes égyptiens. Les linguistes observent qu’au lieu d’idées il faudrait dire mots, et parler de logographie. Cependant, la question se complique dans le cas chinois, du fait que l’idéographie chinoise n’a pas été inventée pour noter les mots de la langue, mais – et cela l’a profondément marquée – pour enregistrer les opérations effectuées par les spécialistes d’une forme particulière de divination, la pyroscapulomancie »3.

Il s'agit d'une pratique consistant à interpréter les dessins que forment de façon aléatoire les craquelures provoquées par la forte chaleur d’un feu sur des os plats d’animaux – notamment des omoplates (scapulae) de bovidés –, en croyant que ces dessins recèlent des significations magiques. Cette pratique a toujours été très répandue chez les chasseurs et éleveurs des steppes de l’Eurasie, mais elle a été portée par les proto-Chinois à un degré extraordinaire de sophistication, à partir de deux perfectionnements qui l’ont élevée à la hauteur d’une quasi-science, méritant le nom, pour Vandermeersch, de manticologie.

Bon nombre de systèmes d'écriture semble avoir conservé quelque chose de cette pratique originelle (hieroglyphes, runes, caractères chinois, etc..). A côté d'une fonction d'écriture de la langue parlée se décèle les restes d'une écriture graphique qui renvoie à des questionnements ou à des interprétations de réponse des divinités, très souvent dans le but d'effectuer des prédictions. C'est cette écriture là qui nous intéresse dans le cas des gravures du néolithique, et par extension, dans son rapport avec l'inconscient.

Il s'agit là d'une piste à prendre en compte pour la théorie psychanalytique. Elle concerne ce qui relie la Lettre à la magie, aux divinations. Ceci nous ramène à la question du sens véhiculé par les proto-écritures, et nous laisse à penser qu'il est toujours adressé à la Divinité pour l'interroger sur l'Être de l'homme, sur le devenir propre à chacun, et sur le choix des actes à effectuer. L'homme dispose ses runes à la surface des pierres pour le regard des Dieux : l'assemblage des lettres est le canal de communication, et l'écriture vaut comme questionnement posé en même temps que la lecture vaut comme réponse de l'Autre divin.

Il s'agit d'une écriture magique, liée sans conteste à une pensée magique. La question pourrait du reste se poser de savoir s'il y a une pensée magique sans un maniement de la lettre. Par extension, l'on pourra se demander si la théorie et la pratique analytique ne relève pas de cette dimension de la magie.

La suspiscion est pourtant immédiate, car le rapport de la magie à la vérité, qui fonctionne sur le principe de la cause efficiente pour Lacan, n'est pas celui de la psychanalyse qui, lui, s'appuie sur de la cause matérielle du signifiant. Dans la magie, le signifiant est supposé répondre au signifiant, et le chaman au cours de la transe par exemple, relie dans le réel son corps avec le réel de l'esprit, jusqu'à ce qu'un effet de sujet intervienne pour transmettre la réponse ou effectuer un acte dans la réalité.

Au fond, nous sommes ici au cœur de l'articulation entre Logos et Scriptal, deux des trois instances qui soutiennent le champ de l'inconscient en psychanalyse. L'on pourrait penser que s'il n'y a pas d'accord, c'est à dire de lien tissé entre ces deux instances, alors la pensée se trouve clivée, d'où l'existence d'une pensée magique d'un côté et d'une pensée rationnelle de l'autre. La pensée magique semble perdre du terrain à partir du moment où l'écriture en vient à s'accoler à la parole, en vient à tendre vers une phonétisation du langage.

Le rêve, par exemple, témoigne de l'existence d'une intrication partielle entre écriture et parole, et à ce titre relève pour une part d'une pensée magique. Or, celle-ci n'est jamais loin d'une expression hallucinatoire.

Cette supposée réponse du signifiant au signifiant dont nous parle Lacan, il nous faut l'entendre comme une réponse de la lettre à la lettre. En effet, au moment de la rédaction de son article « La science et la vérité » en 1965, il n'a pas encore conceptualisé la séparation entre signifiant et lettre. Seule la lettre conserve un lien de contiguité avec le référent, même une fois que ses traits se trouvent simplifiés pour faciliter le geste technique de l'écriture. L'effet magique est lié à la croyance en une correspondance entre lettre et référent. Le référent divin est pensé pouvoir écrire, et donc répondre, avec la même casse que le prête ou le chaman qui l'interroge. De plus, la communication s'effectue sur le terrain de la logique de la lettre, et non sur celui du sens.

La pensée magique est donc liée au Scriptal. Or, le Scriptal est lui-même noué, nous avons essayé de le montrer par ailleurs (4), à la question de l'identité, à la marque unaire. Les pratiques magiques ont donc trait au registre ontologique, à la question de l'Être, et se jouent au départ sur le terrain divinatoire.

Quelle est maintenant l'incidence de la Lettre en psychanalyse ? Disons qu'il en existe de nombreuses traductions. Il y a indéniablement des effets de lettre dans l'inconscient, que l'on repère dans les formations de l'inconscient que sont les rêves, les lapsus, les symptômes. J'ai du reste proposé de donner à certains symptômes le nom de « scriptômes » lorsqu'ils sont fabriqués à partir d'assemblages de lettres. En psychanalyse, il faut compter également avec l'écriture du sujet, celle que celui-ci trace sur la trame de son désir. Enfin, la voie de l'écriture est à retenir dans le nouage topologique que le névrosé ou le psychotique effectue pour faire tenir son psychisme. La topologie de nœuds relève en effet d'une écriture particulière, ce que Lacan a mis en évidence.

Par ailleurs, les suppléances psychotiques peuvent largement être considérées comme des assemblales de lettres. C'est bien sûr le cas dans la littérature (la référence à Virginia Woolf est ici centrale, mais aussi Joyce), dans les sciences et la mathématique (référence ici à de grands mathématiciens comme Gödel, Cantor, Nash, Grottendick ), mais aussi dans les arts plastiques où des éléments picturaux ou sculpturaux valent comme des lettres diversement combinées (l'on pense ici au Facteur Cheval, entre tant d'autres, pour qui la pierre fait office de lettre). Cette écriture aide le sujet à tenir ensemble ses instances psychiques désunies.

La Lettre (au sens général) est donc au cœur des structures inconscientes du sujet. Elle est aussi, sous forme particulière propre à chaque sujet, ce qui tombe à la fin de la cure analytique du névrosé, lorsque tous les tours du sens ont été épuisés pour l'analysant. La Lettre est hors-sens, mais en son principe, elle n'est pas hors-logique. Par contre, les lettres fondamentales du sujet, lorsqu'elles sont refoulées ou forcloses, fonctionnent en pure autonomie, et donc ne peuvent plus jouer de leurs capacités combinatoires avec les autres lettres. Ce n'est qu'une fois identifiée que le sujet peut à nouveau les assembler librement, et faire usage de leur logique.

On voit que les tours de la parole n'atteignent jamais le niveau d'une parole fondamentale. Ce que ces tours cernent, c'est plutôt une trace d'écriture, à entendre comme une écriture indéchiffrée au sens archéologique. D'où la pente champollionienne de la psychanalyse, reconnue par Freud.

Ce que Freud découvre, particulièrement dans sa trilogie L'interprétatiton des rêvesLe mot d'esprit dans son rapport avec l'inconscient et La psychopathologie de la vie quotidienne, se situe sur cette ligne de frontière entre la parole et le langage d'un côté, et les lettres d'une l'écriture (au sens large) de l'autre. C'est qu'il y a là deux ordres régis par des principes différents venant se télescoper dans l'inconscient. Ces pôles hétérogènes se révèlent encore dans l'existence de deux instances psychiques fondamentales que nous avons appelé Logos et Scriptal. Il nous faut donc considérer que l'inconscient est autant structuré comme un langage, c'est à dire s'appuyant sur des faits de langue, que structuré comme un scriptage, soit reposant sur des formes d'écriture.

 

 

Alain Cochet

juin 2022

 

1 le terme a été introduit en 1952 par Ignace Gelb dans A Study of Writing, The Foundations of Grammatology

3 L. Vandermeersch, De la divination à l'écriture : « comment sont nés les caractères chinois » in Savoirs et clinique 2012/1 (n°15), p. 32-41

4 A. Cochet, De la Lettre à l'Être, L'harmattan, 2015

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